Res novæ 26 – février 2021

Res Novae

Février 2021

 

Cher Lecteur, chère Lectrice,

Veuillez trouver ci-dessous les articles de février 2021 de la Lettre mensuelle  d’information et d’analyse Res Novae :

L’Église et la tyrannie des lois ou les lois des tyrannies, par l’abbé Claude Barthe

Comment le pape Bergoglio instrumentalise le pape Wojtyla, par l’abbé J.-M. Perrot

Le Père Congar, un centriste de progrès, par don Pio Pace

Nous vous en souhaitons une bonne lecture.

L’équipe de Res Novae

L’Église et la tyrannie des lois
ou les lois des tyrannies

La candidature du catholique Joe Biden à la présidence des États-Unis, alors qu’il défendait le droit à l’avortement, a divisé l’Église de ce pays : un prêtre lui a refusé la communion dans une église de Caroline du Sud ; le nouveau cardinal de Washington, le cardinal Wilton Gregory, a au contraire affirmé qu’il ne repousserait pas Biden de l’eucharistie ; et de son côté, Mgr Charles J. Chaput, archevêque émérite de Philadelphie, a publiquement estimé que les actes de Joe Biden démontraient qu’il n’était pas en communion avec l’Église.

Il est clair que le problème le plus immédiat pour l’Église, dans les démocraties modernes, est celui des lois tyranniques, qu’elles soient criminelles ou seulement injustes. Mais au-delà du refus des lois tyranniques se pose à elle et aux hommes de ce temps celui plus général de la vie au sein de la tyrannie. À ce propos, l’Église et l’Église seule peut aujourd’hui faire briller la vérité, « comme une lampe dans un lieu obscur, jusqu’à ce que le jour commence à poindre » (2 P 1, 19).

La désastreuse intégration du positivisme juridique par les catholiques

La vulgate catholique d’aujourd’hui repose sur la séparation entre le domaine politique, censé moralement neutre, simplement positif, d’avec celui de la conscience individuelle, dichotomie qu’exprime par exemple le P. Alain Thomasset, professeur de théologie morale au Centre Sèvres à Paris : « En tant que chrétien, un maire peut personnellement désapprouver la loi sur les mariages homosexuels, mais en tant qu’élu et officier public il a aussi des obligations par rapport à la loi qui s’impose à tous et dont il doit faire respecter l’application »[1].

On est à mille lieues de ce que disait, par exemple Pie XII : « Le simple fait pour une loi d’être déclarée par le pouvoir législatif norme obligatoire dans l’État, fait considéré seul et par lui-même, ne suffit pas à créer un vrai droit. Le “critère du simple fait” vaut seulement pour Celui qui est l’auteur et la règle souveraine de tout droit : Dieu. L’appliquer indistinctement et définitivement au législateur humain, comme si sa loi était la règle suprême du droit, est l’erreur du positivisme juridique, au sens propre et technique du mot : erreur qui est à la base de l’absolutisme de l’État et qui équivaut à une déification de l’État lui-même »[2]. Car, comme le rappelait saint Thomas :
« Toute loi humaine instituée a valeur de loi dans la mesure où elle découle de la loi naturelle, mais si elle s’écarte de celle-ci en quelque chose, elle sera moins une loi qu’une corruption de la loi »[3]. D’où il résulte que « les lois injustes sont beaucoup plus des violences que des lois », et elles n’obligent pas[4].

Pour bien entendre ceci, il faut considérer les lois, à rebours des systèmes modernes, comme ce qu’elles doivent être, à savoir comme les instruments privilégiés de l’organisation juste de la cité, par lesquelles le gouvernant indique « la règle et la mesure » des actes posés par les citoyens. Elles organisent ainsi ce pourquoi la cité des hommes est faite : le bien vivre, le bien de la paix, le respect du juste, d’une vie honnête, dans l’harmonieux développement intellectuel et moral.

L’essence de la loi digne de ce nom repose en fait sur celle de la cité, dont l’existence est pour l’homme une exigence de la nature[5]. « Sans elle les hommes ne peuvent parvenir à leur fin, y compris dans ses aspects les plus élevés. Elle leur donne non seulement des biens matériels, mais aussi les moyens de développer leur vie intellectuelle jusqu’à la contemplation, jusqu’à la vérité ultime de Dieu, c’est pourquoi saint Thomas acquiesce à la constatation du Grec Aristote qui déclare que la politique est le plus divin des arts. La politique conduit l’homme à sa fin, d’abord dans l’amitié politique et même la vie religieuse, bien que les contemplatifs, en un certain sens, dépassent la vie de la cité. C’est à cette aide que la cité fournit à l’homme qu’il faut rapporter ce que dit saint Thomas des fonctions de la loi
humaine »[6].

On a le plus grand mal à entendre ceci aujourd’hui, fût-ce théoriquement. L’homme par sa vie, qui est nécessairement une vie dans la cité, se trouve engagé dans un certain nombre de relations qui lui imposent des devoirs de justice, du fait de tout ce qu’il reçoit de cette cité, éducation, langue, biens de toute nature. À travers l’accomplissement de cette justice, il exerce ses vertus et parvient à sa fin. Les lois, par nature éducatrices, ne sont rien d’autre que des tuteurs, qui le contraignent à abandonner cet égoïsme auquel l’incline sa nature blessée par le péché. In fine, le but de la loi est de promouvoir le bien et de punir le mal : « Soyez soumis, à cause du Seigneur, à toute institution humaine: soit au roi, comme souverain, soit aux gouverneurs, comme envoyés par lui pour punir ceux qui font le mal et féliciter ceux qui font le bien » (1 P 2, 13-14) ; ou encore : « Car le prince est pour toi ministre de Dieu pour le bien, mais si tu fais le mal, crains, car ce n’est pas en vain qu’il porte l’épée, étant ministre de Dieu pour tirer vengeance de celui qui fait le mal, et le
punir » (Rm 13, 4-5). La fin de l’appareil législatif est de créer un ordre moral¸ au sens non polémique et le plus profond du terme[7].

La subversion de la notion de bien commun

L’avalanche de lois tyranniques sapant les fondements de la famille naturelle (divorce, égalisation des filiations légitimes et hors mariage, autorisation de la contraception, légalisation de l’avortement, « mariage » homosexuel, divers procédés de conception artificielle ; etc.) enlève toute apparence de contenu au bien commun de la cité. Ce que l’on nomme la doctrine sociale de l’Église a été constamment attentive, à juste titre, depuis Rerum novarum, à la subversion du bien commun dans le domaine économique par l’individualisme moderne et le libéralisme économique. Or, il en va de même, et plus gravement encore, dans le domaine familial, sur un autre versant de l’individualisme et du libéralisme.

Pour citer à nouveau le pape de Rerum novarum : « Dans l’ordre politique et civil, les lois ont pour but le bien commun, dictées non par la volonté et le jugement trompeur de la foule, mais par la vérité et la justice. L’autorité des princes revêt une sorte de caractère sacré plus qu’humain, et elle est contenue de manière à ne pas s’écarter de la justice, ni excéder son pouvoir. L’obéissance des sujets va de pair avec l’honneur et la dignité, parce qu’elle n’est pas un assujettissement d’homme à homme, mais une soumission à la volonté de Dieu régnant par des hommes »[8]. On est certes dans le domaine naturel, pas surnaturel, mais l’autorité y a un caractère sacré. D’ailleurs, la poursuite du bien commun, « fin et critère régulateur de la vie politique »[9], doit disposer les citoyens à accéder au salut de l’âme, que leur propose l’Église, Épouse du Christ.

Où chercher le bien commun naturel, bien ultime dans l’ordre des choses humaines, fin de la cité ou de la politique »[10], dans les présentes dispositions législatives de bioéthique, qui poursuivent l’interminable processus de transgression des lois précédentes ? Quel reste du « bien vivre » dont doivent bénéficier tous ceux qui sont organisés en une société politique donnée ? « En effet, si les hommes s’assemblent, c’est pour mener une vie bonne, ce à quoi chacun isolément ne pourrait parvenir. Or, une vie bonne est une vie selon la vertu. La vie vertueuse est donc la fin du rassemblement des hommes en société »[11]. En quoi elle reste cependant infiniment inférieure à la vie surnaturelle confiée à l’Église. Cependant, les mauvaises lois entraînent les hommes à la perdition et obscurcissent la Révélation. Et parce que l’homme est esprit et corps, les biens du corps (santé, biens extérieurs nécessaires à l’entretien), mais aussi le patrimoine accumulé des valeurs humaines et culturelles, entrent dans ce bien général rationnel (moral) que dispense la communauté[12].

L’irremplaçable témoignage de l’Église enseignante

S’il est nécessaire que pasteurs de l’Église, pape et évêques, dénoncent les lois injustes, est-ce suffisant ? Cette dénonciation ne devrait-elle pas s’accompagner d’une critique plus radicale, au nom du rappel des principes généraux qui commandent la vie de la cité ? Plus personne, hors l’Église hiérarchique, n’est aujourd’hui en mesure de le faire efficacement.

Car aujourd’hui, du fait de la multiplication de lois tyranniques, on ne peut pas ne pas se poser la question de la tyrannie du gouvernement de la cité lui-même, que vicie l’absence de poursuite du bien commun. Saint Thomas traite des « tyrans » qui, au-delà de l’édiction d’une loi contraire au bien commun, le renversent radicalement en visant leur profit personnel[13]. Mais on est ici plus avant, dans l’ordre d’États de
« droit nouveau » (dénomination que donne Léon XIII au système institutionnel moderne dans l’encyclique Immortale Dei), qui sont étrangers par nature à la reconnaissance de la transcendance de la loi naturelle, et dont il faudra reparler plus à fond sous l’aspect des rapports Église-État.

Il est vrai que ces États peuvent malgré tout intégrer dans leur législation un certain respect de l’ordre naturel, et ce en raison de l’état de l’opinion – lequel évolue de plus en plus vite, puisque le politique a cessé de l’éduquer. Ainsi le mariage républicain, en France, avait conservé le modèle du mariage naturel qu’il a progressivement dégradé[14]. Pie XII, dans le discours à la Rote cité plus haut, remarquait de même : « Le XIXe siècle est le grand responsable du positivisme juridique. Si ses conséquences ont tardé à se faire sentir dans toute leur gravité dans la législation, c’est dû au fait que la culture était encore imprégnée du passé chrétien et que les représentants de la pensée chrétienne pouvaient encore presque partout faire entendre leur voix dans les assemblées législatives »[15].

Il s’agirait en somme pour les Successeurs des Apôtres d’expliciter et d’élargir les paroles de Jean-Paul II : « Une démocratie sans valeurs se transforme facilement en un totalitarisme déclaré ou sournois »[16]. Si ce « totalitarisme sournois » ne dispose pas de goulags, il fait vivre les chrétiens sous un despotisme conformant peut-être plus dangereux que le totalitarisme soviétique pour le salut des âmes. Qui d’autre que les représentants du Christ peut éduquer les chrétiens à survivre et à transmettre dans une telle situation d’oppression sociale d’une intensité croissante ?

Abbé Claude Barthe

[1] Site de La Croix, dans « Lexique » : « Désobéir à la loi parce qu’on est chrétien ? »
[2] Pie XII, Discours au Tribunal de la Rote, 13 novembre 1949.
[3] Somme théologique, Ia IIæ, q. 95, a. 2.
[4] q. 96 a. 4.
[5] « L’être humain est par nature la partie d’une collectivité qui lui offre les moyens de vivre bien » (Aristote, Commentaire de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, leçon 1, n. 4). « Il est manifeste que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est par nature un animal politique » (Les Politiques, I, 2, 1252 a, Garnier-Flammarion, 1990, p. 90).
[6] Michel  Bastit, Naissance de la loi moderne. La pensée de la loi de saint Thomas à Suarez, Puf, 1990, pp. 114-115.
[7] « Il faut que l’ordre juridique se sente de nouveau lié à l’ordre moral, sans se permettre d’en franchir les limites. Or, l’ordre moral est essentiellement fondé sur Dieu, sur sa volonté, sur sa sainteté, sur son être. Même la plus profonde ou la plus subtile science du droit ne saurait indiquer d’autre critère, pour distinguer les lois injustes des lois justes, le simple droit légal du vrai droit, que celui qui est déjà perçu par la seule lumière de la raison se basant sur la nature des choses et de l’homme, sur le critère de la loi inscrite par le Créateur dans le cœur de l’homme, et expressément confirmée par la révélation » (Pie XII, Discours au Tribunal de la Rote du 13 novembre 1949, cité plus haut).
[8] Immortale Dei, 1er novembre 1885.
[9] Jean-Paul II, Evangelium vitæ, n. 70.
[10] Saint Thomas, Commentaire des livres de la Politique d’Aristote, cité par François Daguet, Du politique chez Thomas d’Aquin, Vrin, 2015, p. 60.
[11] De Regno, livre 1, chapitre 14. Voir sur tout ceci : François Daguet, Du politique chez saint Thomas, Vrin, 2015, pp. 60-65.
[12] Voir Louis Lachance, L’humanisme politique de saint Thomas d’Aquin, Quentin Moreau, 2014, pp. 314-321.
[13] Voir par ex., De Regno, l. 1, c. 3
[14] Marc Guelfucci, Éléments pour une définition du mariage, Thèse Université Panthéon-Assas, 2008.
[15] 13 novembre 1949.
[16] Centesimus annus, 1er mai 1991, n . 46, et Veritatis splendor, 6 août 1993, n. 101.

Comment le pape Bergoglio instrumentalise le pape Wojtyla

Le pape François affirme régulièrement que ses paroles et ses actes ressortissent à un renouveau dans la continuité[1]. Ainsi, dans le récent motu proprio ouvrant aux femmes les ministères de lecteur et d’acolyte, note-t-il : « Cette réserve [accession aux seuls hommes] a eu un sens dans un contexte déterminé, mais elle peut être repensée dans des contextes nouveaux, en ayant toujours cependant comme critère la fidélité au mandat du Christ et la volonté de vivre et d’annoncer l’Évangile transmis par les apôtres et confié à l’Église pour qu’il soit religieusement écouté, saintement gardé et fidèlement annoncé ».

En va-t-il vraiment ainsi, et la continuité affichée résiste-t-elle à l’examen ? On en juge principalement au contenu de l’enseignement du pape[2]. Une autre approche est celle des citations qu’il invoque et de la manière dont il les utilise. C’est ce que nous nous proposons de faire ici, en nous limitant aux citations qu’il fait de Jean-
Paul II. En soi, il paraît en effet opportun à quiconque expose une réflexion, de recourir à des citations diverses, à titre d’argument, pour illustrer son propos ou manifester qu’il se place dans une lignée d’auteurs. C’est aussi le cas des papes et, parmi eux, de François, même si le corpus des citations est, chez lui, à la fois plus éclectique et plus autocentré que chez ses prédécesseurs. Jean-Paul II est alors, assez naturellement, une des références de ses textes. Lorsque François évoque par exemple « l’esprit d’Assise », il n’y a pas de problème ; mais lorsqu’il tire dans un sens libéral l’enseignement traditionnel de Jean-Paul II, il en va autrement. Dans ce cas, il nous semble que, fréquemment, Wojtyla est instrumentalisé par Bergoglio, en ce sens où le texte du premier, appelé à l’appui d’une affirmation nouvelle, peine à jouer réellement ce rôle ; le constat est plutôt celui d’une sollicitation forcée, voire d’un détournement explicite. Nous voudrions, à défaut d’une enquête exhaustive, donner quelques exemples significatifs.

Une autorité doctrinale des conférences épiscopales

L’exhortation apostolique Evangelii gaudium (24 novembre 2012) en sera le premier. François y avance la nécessité d’un renouveau de l’exercice de la papauté, en se plaçant dans le mouvement commencé par le concile Vatican II et manifesté par Jean-Paul II qui avait demandé à « être aidé pour trouver une “forme d’exercice de la primauté ouverte à une situation nouvelle, mais sans renoncement aucun à l’essentiel de sa mission” » (n°32). Citation est ici faite du n°95 de l’encyclique Ut unum sint. Jean-Paul II y évoque la primauté pétrinienne dans le cadre des relations œcuméniques, c’est-à-dire son exercice ad extra. Or, tel n’est pas le champ de sa reprise par Evangelii gaudium qui déclare que « ce souhait ne s’est pas pleinement réalisé, parce que n’a pas encore été suffisamment explicité un statut des conférences épiscopales qui les conçoive comme sujet d’attributions concrètes, y compris une certaine autorité doctrinale authentique ». Nous voilà passés à l’exercice ad intra de la primauté. De plus, dans un appel de note au terme de cette phrase est mentionné un autre document de Jean-Paul II, le motu poprio Apostolos suos sur la nature théologique et juridique des conférences épiscopales (21 mai 1998). Suggère-t-on qu’on y trouve des pistes pour l’évolution souhaitée ? C’est peu soutenable… D’autant que, si l’on passe des mots à la pratique, deux décisions bergogliennes en ce domaine peuvent difficilement, dans le contenu comme sur la méthode, s’autoriser d’une continuité avec Jean-Paul II. La première est la plus grande latitude laissée aux conférences pour la traduction des livres liturgiques en langue vernaculaire. On se souvient de la lettre cinglante que François adressa au cardinal Sarah, balayant l’interprétation selon la continuité que celui-ci avait donnée du motu proprio Magnum principium (3 septembre 2017), c’est-à-dire en conservant au Siège romain le primat dans les traductions, à travers l’acte de recognitio, ce que Jean-Paul II avait justement établi. Non, écrivit François, la responsabilité est maintenant aux conférences. Le second fait est la compétence reconnue à ces mêmes conférences d’édicter des normes pour l’application de l’encyclique Amoris laetitia, particulièrement de l’accès aux sacrements des personnes en situation matrimoniale irrégulière.

Union et fécondité : élargir l’une, restreindre l’autre

Cette dernière décision a été rendue possible par un raisonnement soulevant nombre d’interrogations et de contestations[3]. On trouve là aussi un usage contestable de citations dont l’une, centrale, de Jean-Paul II sur la loi de gradualité. Celle-ci – avec renvoi en note à Familiaris consortio n°34 – est définie ainsi au
n°295 : « une gradualité dans l’accomplissement prudent des actes libres de la part de sujets qui ne sont dans des conditions ni de comprendre, ni de valoriser ni d’observer pleinement les exigences objectives de la loi. » Or, on le sait, la suite du texte insiste sur ces conditions qui réduisent, voire annulent l’imputabilité du péché. Une situation se dégage alors, celle de personnes vivant dans un état matrimonial irrégulier et se trouvant dans des conditions telles qu’elles ne peuvent (sauf à commettre une autre faute) en venir à une situation objectivement conforme à la loi. Comme, poursuit le pape François, elles ont, dans un parcours de discernement, sincèrement fait la lumière sur leur situation passée, présente et future (qui sans doute restera la même), la charité demande qu’on les intègre pleinement dans la communauté chrétienne, jusqu’à la vie sacramentelle.

Un tel raisonnement, dans son rapport à la citation wojtylienne, souffre de deux difficultés qui, en définitive, le mettent en contradiction avec son prétendu
fondement : la première est la méconnaissance du caractère intrinsèquement mauvais de certains péchés, ce que les circonstances atténuantes ne peuvent jamais changer. Quant à la seconde, elle tient en ce que la loi de gradualité comprend une progression, d’autant plus impérative qu’on est instruit de sa situation (caractère intrinsèquement mauvais du péché, scandale causé), ce que ferait immanquablement le parcours de discernement ; l’ignorance ne pourrait plus être invoquée ; la seule réelle diminution de responsabilité serait alors la voie pénitentielle qui s’ouvrirait (Familiaris consortio n°84).

Ne quittons pas Amoris laetitia sans mentionner une autre citation, elle faite hors-contexte. La première portait atteinte à l’unité du mariage, celle-ci à sa fécondité. Au n°167, après avoir sommairement loué les familles nombreuses, François déclare : « Ceci n’implique pas d’oublier la saine mise en garde de saint Jean-Paul II, lorsqu’il expliquait que la paternité responsable n’est pas une “procréation illimitée ou un manque de conscience de ce qui est engagé dans l’éducation des enfants, mais plutôt la possibilité donnée aux couples d’user de leur liberté inviolable de manière sage et responsable, en prenant en compte les réalités sociales et démographiques aussi bien que leur propre situation et leurs désirs légitimes”. » Il s’agit d’un passage d’une lettre au secrétaire général de la Conférence internationale de l’Organisation des Nations Unies sur la population et le développement (18 mars 1994). Elle paraît présenter la paternité responsable, avec une mise en garde plus acceptable que celle qui, dans un avion, avait fait dire à François que les couples ne devaient pas être « comme des lapins ». Or, quand Jean-Paul II énonce ce qui est repris ici, son propos vise les politiques incitatives ou impératives de limitation des naissances : le « illimité » n’est pas une critique de ceux qui manqueraient à la prudence, il dénonce les présentations tendancieuses de la position de l’Église sur la fécondité dans le seul but de la rejeter comme insensée ou impossible. On ne trouve en fait, chez Jean-Paul II, ni dans cette lettre ni nulle part à notre connaissance, d’avertissement contre les familles trop nombreuses. Il est dommage qu’Amoris laetitia, si peu diserte par ailleurs sur la fécondité, ait cette note restrictive si peu fondée.

Chaque pays est également celui de l’étranger

Un dernier exemple sera pris dans l’encyclique Fratelli tutti où, parmi différents points marquants, celui sur le droit des migrants et, corollairement, sur l’impérieux accueil qui doit leur être fait, a été noté, avec cette affirmation : « Chaque pays est également celui de l’étranger, étant donné que les ressources d’un territoire ne doivent pas être niées à une personne dans le besoin provenant d’ailleurs. » (n°124) Pour fonder cette déclaration, Jean-Paul II est appelé comme source et, s’il n’est pas le seul, il est celui, affirme l’encyclique, dont François prend le relais : « Je viens de nouveau faire miennes et proposer à tous quelques paroles de saint Jean-Paul II dont la force n’a peut-être pas été perçue » (n°120). Suivent des citations de trois encycliques sociales, Centesimus annus (n°31), Laborens exercens (n°19) et Sollicitudo rei socialis (n°33)[4]. Pour résumer le propos, les citations wojtyliennes affirment le caractère non absolu de la propriété privée et rappellent le principe de la destination universelle des biens. Ce qui conduit Fratelli tutti à deux affirmations intermédiaires : les capacités des entrepreneurs doivent être « clairement ordonnées au développement des autres personnes et à la suppression de la misère » ; cela crée un « droit de tous à leur [des biens de la terre] utilisation » (n°123). Telle est la « subordination de toute propriété privée à la destination universelle des biens » (id.). Puis, vient une troisième affirmation, sans référence, avant que d’arriver à la déclaration du n°124 : cette subordination ne concerne pas seulement les acteurs privés (individus ou entreprises), mais doit être étendue « aux pays, à leurs territoires et à leurs ressources ».

On met au défi quiconque de trouver dans les encycliques de Jean-Paul II une telle conception socialiste de l’entrepreneuriat, l’idée d’une subordination de la propriété privée déconnectée de tout rapport au travail et à la juste rémunération, ou encore celle d’une disponibilité des territoires et des ressources d’un pays qui passe par pertes et profits sa souveraineté et, par conséquence, l’exigence d’un ordre international fondé sur la coopération et la justice.

Certes, on dira que le développement de la doctrine n’est pas la répétition du même. On l’accorde volontiers ; mais encore faut-il qu’il y ait, dans l’autorité citée, un point d’appui, car le développement doit être homogène. Ce qu’on a montré, à travers l’usage de citations en des domaines où le magistère wojtylien est particulièrement clair et approfondi, ce sont plutôt des contradictions formelles et fort regrettables.

Abbé Jean-Marie Perrot

[1] C’est la seconde des herméneutiques que Benoît XVI avait dégagées pour qualifier la réception du concile Vatican II. A notre connaissance, François ne s’est pas situé explicitement par rapport à ce cadre conceptuel.
[2] Il faut ajouter que, pour ce pontificat, l’ambiguïté ou l’amphibologie des déclarations conduisent à être attentif aux actes qui suivent, c’est-à-dire à l’application concrète autorisée, authentique. A la suite d’autres, nous appliquons cette méthode de décryptage de l’enseignement bergoglien.
[3] Cf. les Dubia des quatre cardinaux, la Correction filiale signée par de nombreuses personnalités catholiques, sans parler des études de divers théologiens moralistes.
[4] Sont aussi citées Populorum progressio de Paul VI, Laudato si, Caritas in veritate de Benoît XVI ; soit toutes les encycliques sociales postérieures au concile Vatican II.

Le Père Congar, un centriste de progrès

L’historien Étienne Fouilloux publie une biographie du Père dominicain Yves Congar, 1904-1995 (Salvator, 2020), qui, très documentée, est destinée à faire date. D’une précision aussi exhaustive que possible, l’ouvrage porte sur un théologien qui fut l’une des figures majeures de Vatican II, tant pour sa préparation lointaine (Chrétiens désunis – Principes d’un « œcuménisme » catholique, Cerf, 1937), ou plus proche après la dernière guerre (Vraie et fausse réforme dans l’Église, Cerf, 1950), que pour la réalisation des textes conciliaires eux-mêmes, spécialement, mais pas seulement, Lumen Gentium et les trois textes concernant la liberté religieuse, l’œcuménisme, le dialogue avec les religions.

L’influence du P. Congar sur la doctrine œcuménique de Vatican II fut considérable. On est œcuméniste, disait-il dans Chrétiens désunis (p. 173), « quand on croit qu’un autre est chrétien, non malgré sa confession, mais en elle et par elle ». De là découle l’élaboration de la doctrine impressionniste qui veut que l’Église du Christ ne s’identifie pas absolument à l’Église catholique mais qu’elle subsiste en elle (Lumen Gentium 8), et qu’il existe une ecclésialité à degrés dans l’Église catholique et les autres communautés (Unitatis redintegratio 3).

Le P. Congar n’était pas un extrémiste : il partageait la visée de Paul VI qui voulait des documents ouverts tout en étant capables de recueillir la plus grande adhésion possible, mais il était aussi viscéralement hostile au tridentinisme du « système romain » de l’époque de Pie XII, lequel, il est vrai, l’avait un peu malmené.

Immense fut sa déception devant la crise postconciliaire (Situations et tâches présentes de la théologie, Cerf, 1967), et ses réactions furent parfois semblables à celles de Maritain, Lubac, Gilson : « J’en ai assez des changements », écrivait-il à des liturgistes (Fouilloux, p. 291). Il critique les traductions liturgiques. Il gémit sur la crise des vocations. Il déplore que l’on s’emploie à « saper et démolir ». Mais il ne regrette rien. Au contraire, contre le Paul VI d’Humanæ vitæ et de la collégialité encadrée, il prône une poursuite de l’aggiornamento et de la marche en avant, car Vatican II est une base de départ : « Tout le travail du concile est à mi-chemin » (Une vie pour la vérité, Le Centurion, 1975, p. 149).

On a envie de dire que le pontificat actuel fait avancer le Concile sur le chemin au milieu duquel il était resté. Mais ce n’est pas totalement vrai. Il est exact que les hommes qui sont aujourd’hui aux commandes développent pleinement toutes les virtualités de Vatican II. Mais malgré tout, celui-ci reste et restera toujours un concile « centriste » : l’œcuménisme, pour prendre un exemple congardien, est un compromis entre ecclésiologie ancienne et ecclésiologie hétérodoxe. C’est ce qui fait la faiblesse de Vatican II : il est rejeté ou mis entre parenthèses sur « sa droite » et sur « sa gauche ». Mais c’est ce qui fait sa force : il échappe à tous les syllabus.

Pio Pace

Res Novae – Perspectives romaines