Faut-il prier les âmes du Purgatoire ? résumé de l’Abbé Cazanave par l’Abbé Cyrille Debris

Prière aux âmes et prière des âmes du purgatoire

Traditionnellement, la théologie ne dit rien sur la prière aux âmes du purgatoire. S. Thomas considère même que nous devons plus prier pour elle que les prier. Pourtant, le catéchisme actuel affirme : « Notre prière pour eux (les morts qui sont au purgatoire) peut non seulement les aider mais aussi rendre efficace leur intercession en notre faveur » (CEC 958). Peut-on prier les âmes du purgatoire ? Entendent-elles nos demandes ? Prient-elles pour nous car elles garderaient mémoire des liens tissés avec nous sur la terre ? Je résume l’article de M. l’Abbé Emmanuel Cazanave (Revue thomiste 2016 – Tome CXVI – Fascicule n°2 p. 249 – 266).

La position de saint Thomas d’Aquin

Saint Thomas fonde la prière pour les âmes du purgatoire sur la doctrine du corps mystique et par conséquent sur la communion des saints où domine l’entraide, même au-delà de la mort car « la charité ne passera jamais » (ST, Supl. 71, 2, SC). Mais quant à intercéder : « Ceux qui sont au purgatoire, bien que supérieurs à nous par leur impeccabilité, sont en état d’infériorité si l’on considère les peines qu’ils souffrent. À ce point de vue, leur état n’est pas celui d’intercesseurs, mais bien plutôt de gens pour qui l’on prie (et secundum hoc non sunt in statu orandi, sed magis ut oretur pro eis) » (II-II, 83, 11, 3). S’il n’exclue pas totalement leur prière, leur condition les établit plutôt (magis) comme ayant besoin de nos prières. En effet, « les âmes du purgatoire ne connaissent pas ce que nous disons ou pensons ». Les morts, du point de vue naturel, ne savent pas ce qui se passe en ce monde, surtout dans l’intime des cœurs. Mais les seuls bienheureux le découvrent surnaturellement dans le Verbe (S. Grégoire). Comme les âmes du purgatoire « ne jouissent pas encore de la vision du Verbe. Ils ne peuvent donc pas connaître ce que nous pensons ou disons. C’est pourquoi nous n’implorons pas leurs suffrages par la prière » (II-II, 83, 4, ad 3). En effet, la connaissance humaine naturelle passe par la sensibilité et les morts n’ont plus de corps dans le statut d’âmes séparées, avant le retour glorieux du Christ. L’âme humaine est essentiellement une âme pour et une âme d’un corps. Séparée de son corps qui cesse d’en être un et devient cadavre, elle ne peut plus exercer l’activité intellectuelle qui n’est pas purement spirituelle. Dieu permet préternaturellement aux bienheureux, en raison de leur état de béatitude, de connaître au Paradis certaines choses de la terre selon ses dispositions et sa providence, mais uniquement en ce qui les concerne. Dieu veut en effet élever gracieusement les hommes à la contemplation de l’essence divine et à une intelligence profonde de la création en son Créateur. Y aurait-il une autre science infuse, ne découlant pas d’une vision de l’essence de Dieu, une autre connaissance que dans le Verbe ?

Saint Thomas ouvre ailleurs une porte : « les âmes des morts peuvent avoir souci (cura) des affaires des vivants, même si elles ignorent leur état ; de même avons-nous le souci des morts, en offrant pour eux des suffrages, quoique leur état nous soit inconnu » (I, 89, 8, ad 1). Sans connaître nos prières, les âmes en peine peuvent avoir souci des vivants. Sur terre, même un souffrant peut penser à autrui, surtout que la souffrance purificatrice du purgatoire pourrait inclure cette réparation pour les péchés et fautes envers le prochain. Car les souffrances du purgatoire sont liées aux actes effectués et à leurs conséquences sur les personnes vivantes. Ce pourrait prendre la forme d’un consentement à la souffrance une fois reconnue la faute passée. Mais il n’y aurait pas de mérites, impossibles à gagner au purgatoire. Les pauvres âmes présenteraient simplement à Dieu, mêlée à l’expiation, la vie de ceux qui sont in via (en chemin). D’ailleurs, le docteur angélique modère l’absence de connaissance de notre vie sur terre : « elles peuvent aussi connaître les actions des vivants, non par elles-mêmes, mais soit par les âmes qui, d’ici-bas, arrivent près d’elles, soit par les anges ou les démons ; soit encore ‘par une révélation de l’Esprit de Dieu’, comme dit saint Augustin », ce dernier mode étant miraculeux. Il invite à distinguer entre la prière aux âmes du purgatoire et la prière des âmes du purgatoire.

La position de certains mystiques et auteurs modernes

Dans Le Purgatoire, Dante décrit des âmes priant pour les vivants et le justifie car ces âmes sont confirmées en grâce contrairement aux vivants. Elles sont à la fois dans une grande souffrance, et par là elles ont besoin de nos prières, mais en même temps dans une consolation indicible car assurées de leur salut, et ainsi nous surpassent en quelque sorte, même si nous, vivants, pouvons devenir saints selon les mérites qu’elles ne peuvent plus acquérir.

Des mystiques comme sainte Catherine de Gênes (Traité du Purgatoire) affirment que les âmes du purgatoire connaissent nos demandes et intercèdent efficacement. Sainte Catherine de Bologne les priait. Sainte Brigitte (Révélations livre 4, ch. 7), conduite par un ange au purgatoire rapporte ces paroles d’une âme efficacement secourue: « Seigneur, récompensez ceux qui nous assistent dans nos besoins, rendez le centuple à ceux qui nous secourent et nous élèvent à la lumière de votre divinité ».

La position en faveur de la prière aux âmes du purgatoire est même largement répandue chez les théologiens modernes après le concile de Trente. Saint Robert Bellarmin affirme, avec prudence, que les âmes du Purgatoire n’ignorent pas nos demandes et intercèdent pour nous. Il se réfère à 2 Mc, 15, 8-16, une vision de Judas Maccabée sur les prières pour le peuple juif d’Onias qui ne pouvait être que dans les limbes ou le Schéol et ne possédait pas encore la vision béatifique, de même Jérémie. « Les âmes du purgatoire peuvent prier pour ceux qui leur adressent leurs suffrages et demander à Dieu de les secourir, de leur pardonner les péchés qu’ils ont commis, de vaincre leurs tentations et de leur accorder toutes les faveurs spirituelles dont ils peuvent avoir besoin »[1].

Pour Jean de Saint-Thomas, lorsque les âmes du purgatoire entreront au Ciel, elles verront dans le Verbe les prières que nous leur avons adressées et elles pourront alors les présenter à Dieu. En prévision de cela, Dieu exauce déjà leurs prières pour nous. Suarez énumère les raisons habituelles contre la pratique de prier les âmes du purgatoire mais ne les considère pas comme péremptoires, pas plus qu’à Médina. Saint Alphonse de Ligori est encore plus tranché : « on doit le croire pieusement, Dieu leur manifeste nos prières afin que ces saintes âmes intercèdent pour nous et qu’ainsi entre elles et nous soit conservé ce bel échange de charité. Elles prient pour nous et nous prions pour elles » (Le grand moyen de la prière).

Le magistère récent

Comment penser, hors d’un miracle permanent, que les âmes du purgatoire puissent connaître nos prières, en cherchant une science infuse donnée plus habituellement ?

Benoît XVI rappelle dans Spe salvi 47 l’illumination du jugement particulier : « Certains théologiens récents sont de l’avis que le feu qui brûle et en même temps sauve est le Christ lui-même, le Juge et Sauveur. La rencontre avec lui est l’acte décisif du jugement. Devant son regard s’évanouit toute fausseté. C’est la rencontre avec lui qui, en nous brûlant, nous transforme et nous libère pour nous faire devenir vraiment nous-mêmes. Les choses édifiées durant la vie peuvent alors se révéler paille sèche, vantardise vide et s’écrouler ». Ce regard, sous lequel elles sont, leur donne une science de leur vie sur terre, leur relation avec les autres, et leurs œuvres. Cette science participée leur permet d’acquiescer au jugement. Elles acquièrent l’état du purgatoire où le salut est acquis mais non accompli. La purification les place dans un état de satispassion plus que de satisfaction.

Ainsi serait-il permis de penser que ce regard du Christ lors du jugement qui les a constituées dans cet état, continue de les y accompagner durant tout le purgatoire. Il s’agit donc d’un état de dépendance à l’égard de la prière de toute l’Église, corps mystique et du feu purificateur de la charité divine. À l’instant du jugement elles reçoivent alors une certaine science sur d’autres choses que Dieu les concernant, certes moins qu’au Ciel, mais pas miraculeusement ni contre leur état mais en vertu même de l’état de jugement dans lequel elles sont alors. Si la science de vérité sur elles-mêmes et sur leur vie dans la chair n’advient ni par une vision in Verbo, ni par un ‘bouillonnement’ de la mémoire, elles pourraient connaître des choses sous le Verbe divin au jugement particulier, un peu comme le publicain dans le temple qui n’osait même pas lever les yeux vers le Ciel (Lc 18, 9-14). Il s’agirait pas d’attribuer quelque valeur au péché et à la peine due pour ce péché mais plutôt de ne gaspiller aucune possibilité dans l’économie du salut, sachant que d’un mal, Dieu tire un bien. Bienheureuse peine purgative qui vaudrait une prière de souffrant, non en vertu d’un mérite actuel, mais de la charité à laquelle l’âme en peine n’est pas soustraite. La conscience même de leurs péchés et de leurs manques vis-à-vis de leurs proches sur la terre, que réalise la peine, ne les mettrait-elle pas en état de prier Dieu, non pour elles-mêmes mais pour les leurs ?

Conclusion

La doctrine unanime du Magistère est d’une grande clarté. C’est aux vivants de prier pour les morts. Mais distinguons la prière aux âmes du purgatoire de la prière des âmes du purgatoire. Elles ont souci des leurs, restés sur la terre, et peuvent intercéder pour eux. Cette prière est limitée et moins efficace que celle des bienheureux. Nous pouvons formuler l’hypothèse que le regard du Christ sous lequel elles ont été constituées dans l’état purgatif continue de les accompagner. La connaissance qu’elles en ont reçu et qu’elles continuent d’en recevoir n’est pas de même nature que celle des bienheureux. Le lien de la charité serait tel que lorsque Dieu hâte la purification d’une âme du purgatoire suite à notre prière, cet acte serait comme marqué de notre prière. L’opération de la charité divine serait comme colorée de notre demande. Mais prier les âmes du purgatoire ne doit être ni systématique ni en aucune manière plus fréquent et ordinaire que de prier pour elles. Si les âmes du purgatoire connaissent nos demandes et intercèdent pour nous, c’est toujours en dépendance de ces prières. Nos prières activent et éveillent la possibilité qu’elles ont de prier pour nous. En fait, notre prière pour elles rend plus efficace leur intercession pour nous. Et personnellement, je pense qu’il suffit d’admettre leur gratitude active pour notre intercession une fois libérée du purgatoire au Paradis.

[1] Robert Bellarmin, lib. 71, du Purgatoire, 15 : « Tout cela est vrai [il parle de l’opinion qu’il défend en faveur de l’intercession des âmes du purgatoire] et cependant il serait exagéré et superflu de prier ordinairement les âmes du purgatoire et de leur demander leur intercession. En effet, elles ne peuvent pas, ordinairement, connaître nos actions et nos besoins particuliers ; elles savent simplement d’une manière générale les dangers que nous courons, tout comme nous ne connaissons qu’en général les tourments qu’elles endurent. Elles n’interviennent pas dans tous les évènements ; elles ne voient pas nos prières en Dieu, puisqu’elles ne sont pas bienheureuses, et il n’est pas vraisemblable que Dieu leur révèle de manière ordinaire ce que nous faisons ou demandons ».