Préférer l’inhumation à la crémation – Mgr Christophe J. Kruijen (HN 1770, 5/11/22)

Pourquoi l’Église recommande-t-elle l’inhumation des défunts ?

La crémation est entrée dans les mœurs depuis des décennies et sera bientôt suivie de nouvelles pratiques funéraires.

On oublie trop facilement que l’Église répugne à l’incinération des corps et défend toujours la mise en terre pour des raisons de foi et de respect des morts. Explications par Mgr Kruijen, ancien collaborateur de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi.

Le mois de novembre, dédié de manière plus particulière à la prière pour les fidèles défunts dans la tradition catholique, offre une bonne opportunité pour se pencher sur le sort que nous réservons aux dépouilles de nos morts. Il s’agit là d’une thématique nullement anodine, dans la mesure où l’approche de la mort dépend notamment de la manière dont on conçoit la vie.

Bref aperçu de différentes pratiques funéraires

Sur le plan historique, on peut recenser une ample palette de pratiques funéraires, variable en fonction des lieux, des cultures et des époques. Schématiquement, et sans prétendre à l’exhaustivité, il est possible de classifier lesdites pratiques en trois ensembles, selon la finalité recherchée : a/ pratiques visant à conserver le plus possible le cadavre : embaumement (thanatopraxie), momification, cryogénisation ou cryonie ; b/ pratiques visant au contraire à précipiter la disparition du cadavre : incinération (ou crémation), hydrolyse alcaline par bain chimique (aquamation) ; c/ pratiques non-volontaristes abandonnant le cadavre à un processus naturel de décomposition : inhumation terrestre ou marine, humusation. Il a existé ou il existe encore d’autres pratiques que l’on pourrait qualifier de mixtes, comme l’excarnation (récupération des os avant la putréfaction des chairs) et l’inhumation céleste (le cadavre est exposé à l’air libre en hauteur pour être dévoré par les vautours).

La pratique judéo-chrétienne traditionnelle

Dans le monde païen gréco-romain, au sein duquel s’est diffusée la religion chrétienne, on procédait aussi bien à l’incinération qu’à l’inhumation des morts. Il en était de même chez les Gaulois, les Celtes, les Germains et les peuples slaves. Au contraire, les peuples sémites rejetaient l’incinération qu’ils considéraient comme un outrage abominable ou un châtiment[2], même si elle n’était pas expressément interdite par la Loi. Jusqu’aujourd’hui, le judaïsme, de même que l’islam, d’ailleurs, exige normalement l’inhumation des défunts.

Héritières de la tradition juive, les communautés chrétiennes naissantes conservèrent la coutume d’ensevelir leurs morts. Il ne s’agissait pas là d’un simple donné conjoncturel, comme si l’on s’était seulement conformé aux us et coutumes du milieu culturel dominant. En effet, sauf cas exceptionnels, les chrétiens maintinrent pendant près de dix-neuf siècles la pratique exclusive de l’inhumation, même dans des contextes où la crémation était la norme et même lorsque cette pratique nécessitait le creusement pénible de nécropoles souterraines en raison du manque de place. C’est dire l’importance accordée à cette coutume.

Réintroduction et développement de l’incinération aujourd’hui

En France, en 1975, il n’existait que sept crématoriums et la part de la crémation dans le nombre total de décès stagnait encore à 1 %. Mais à partir des années 1980, environ, cette part augmentera significativement et continuellement : d’après une enquête réalisée par le Crédoc en 2019, parmi les plus de quarante ans, 51 % des personnes interrogées envisagent le choix de la crémation (contre 39 % en 2005). Les motifs principaux avancés pour justifier ce choix sont le désir de ne pas « embarrasser la famille » (33 %) et l’écologie (15 %). Les raisons financières ne comptent que pour 5 %, à parité avec le désir de « supprimer le corps le plus rapidement possible ». Enfin, les convictions religieuses n’interviennent apparemment que dans 3 % des cas.

Une pratique d’abord réprouvée par l’Église

Lors de l’introduction de l’incinération dans des pays catholiques à la fin du XIXe siècle, l’Église interdit « d’ordonner que son propre corps ou ceux d’autrui soient brûlés », de même que l’adhésion aux sociétés promouvant la crémation (décret du Saint-Office en date du 9 mai 1886). L’Ordinaire du lieu pouvait concéder des dispenses en raison de circonstances exceptionnelles. En-dehors de celles-ci, le défunt devait être privé de sépulture ecclésiastique (can. 1240, § 1 du Code de 1917).

Un assouplissement de la discipline

Par l’Instruction Piam et constantem du Saint-Office (5 juillet 1963), l’Église admit la crémation des fidèles, à condition que celle-ci ne fût pas motivée par l’opposition à l’Église et à ses dogmes. L’Instruction avançait deux motifs pour justifier ce changement disciplinaire : a/ d’une part, le fait que les demandes d’incinérations n’étaient souvent plus motivées par l’hostilité envers l’Église ou en signe de négation de la doctrine chrétienne ; b/ d’autre part, le fait que l’incinération ne représente pas, en soi, une négation objective des dogmes chrétiens, spécialement ceux de la résurrection et de l’immortalité de l’âme (la crémation n’atteint pas l’âme et n’empêche pas la résurrection corporelle).

La préférence pour l’inhumation demeure

L’Instruction de 1963 ne signifiait cependant pas que l’Église se situerait dorénavant de manière neutre vis-à-vis de la crémation et de l’inhumation. Elle demandait en effet que soit maintenue fidèlement la coutume d’ensevelir les corps des fidèles défunts, ajoutant même que « l’esprit de l’Église est étranger à la crémation ». Les évêques étaient ainsi exhortés à veiller à ce que les chrétiens ne pratiquassent pas l’incinération, sauf en cas de nécessité. Par ailleurs, les rites de la sépulture ecclésiastique restaient interdits au crématorium.

On pourrait résumer cette position en disant que l’inhumation est encouragée, tandis que la crémation est seulement permise sous condition. C’est ce que formalise de manière synthétique le Code de droit canonique en vigueur : « L’Église recommande vivement que soit conservée la pieuse coutume d’ensevelir les corps des défunts ; cependant elle n’interdit pas l’incinération, à moins que celle-ci n’ait été choisie pour des raisons contraires à la doctrine chrétienne » (can. 1176, § 3). Dans le cas d’un tel choix, la privation des funérailles ecclésiastiques est toujours disposée par le Code (can. 1184, § 1, 2°). Cela serait par exemple le cas si quelqu’un demandait l’incinération afin de remettre en cause la foi dans la résurrection des corps (cf. Catéchisme de l’Église catholique, no 2301).

Quelques normes relatives à la conservation des cendres

Vu la progression de la pratique crématoire, il peut être utile de rappeler quelques normes à ce sujet. Selon l’Instruction Ad resurgendum cum Christo, publiée par la Congrégation pour la doctrine de la foi le 15 août 2016, celles-ci sont essentiellement au nombre de quatre : a/ sauf concession exceptionnelle par l’Ordinaire, les cendres ne peuvent être conservées dans l’habitation domestique, mais seulement dans un lieu sacré, normalement le cimetière (no 5-6) ; b/ « pour éviter tout malentendu de type panthéiste, naturaliste ou nihiliste, la dispersion des cendres dans l’air, sur terre, dans l’eau ou de toute autre manière, n’est pas permise » (no 7) ; c/ la conservation des cendres dans des souvenirs, des bijoux ou d’autres objets est également prohibée (ibid.) ; d/ enfin, « dans le cas où le défunt aurait, de manière notoire, requis l’incinération et la dispersion de ses cendres dans la nature pour des raisons contraires à la foi chrétienne, on doit lui refuser les obsèques » (no 8).

On relèvera en particulier que si la dispersion des cendres n’est pas admise, c’est aussi parce que l’Église « ne peut […] tolérer des attitudes et des rites impliquant des conceptions erronées de la mort, considérée soit comme l’anéantissement définitif de la personne, soit comme un moment de sa fusion avec la Mère-nature ou avec l’univers, soit comme une étape dans le processus de réincarnation, ou encore comme la libération définitive de la “prison” du corps » (no 3).

Quelques raisons doctrinales et pastorales de la préférence pour l’inhumation des corps

La préférence de l’Église catholique pour l’inhumation ne repose pas seulement sur la volonté de demeurer fidèle à un usage traditionnel, mais possède un fondement solide et accessible à la raison. L’Instruction Ad resurgendum cum Christo avance trois arguments en ce sens : en premier lieu, l’inhumation est « la forme la plus idoine pour exprimer la foi et l’espérance dans la résurrection corporelle » (no 3). En second lieu, l’inhumation « veut mettre l’accent sur la grande dignité du corps humain, en tant que partie intégrante de la personne, dont le corps partage l’histoire » (ibid.). En troisième lieu, cette pratique « favorise le souvenir ainsi que la prière de la famille et de toute la communauté chrétienne pour les défunts, sans oublier la vénération des martyrs et des saints » (ibid.).

D’autres arguments pourraient être présentés en faveur de l’inhumation. On dira tout d’abord que la déposition du corps en terre respecte la symbolique des semailles et de la germination dont la Bible se sert pour rendre compte du passage de la mort à la résurrection[3]. Par ailleurs, le fait que le corps physique du défunt ne disparaisse que lentement honore une temporalité à mesure humaine facilitant le travail du deuil qui requiert, lui aussi, du temps. À l’encontre de la cancel culture ambiante, la déposition en terre souligne l’enracinement dans l’histoire et la solidarité entre les générations.

Ensuite, et plus fondamentalement, l’inhumation s’oppose avec pertinence à un modèle utilitariste qui tend à dégrader le corps, réduit à une enveloppe extérieure, voir une « machine à plaisir » dont on se débarrasse vite lorsqu’elle ne sert plus (on pense à la « culture du déchet » dont parle le pape). En professant que, par l’incarnation, le Verbe de Dieu a assumé un corps humain, qu’il a accompli la rédemption au travers de la mort de ce corps sur la croix et qu’il est finalement entré dans la gloire avec ce même corps glorifié, le christianisme proclame que le corps, et donc la corporéité et la matière, ne sont plus des obstacles à la communion avec Dieu, mais au contraire des lieux où l’homme est rejoint par le salut de Dieu et où il peut rejoindre ce salut. En économie chrétienne, on n’est plus sauvé du corps (dualisme gnostique), mais dans et avec son corps, car celui-ci « est pour le Seigneur et le Seigneur est pour le corps » (1 Co 6, 13). Les chrétiens ne croient pas à un salut de l’âme seule, mais à la résurrection de la chair et à la « rédemption de notre corps » (Rm 8, 23). L’Église affirme donc non seulement que le salut est aussi pour le corps, mais encore qu’il advient aussi par le corps : « Caro salutis est cardo », la chair est le pivot du salut, dira Tertullien[4]. C’est dire, pour terminer, l’inanité foncière du poncif selon lequel l’Église ou le christianisme seraient ennemis du corps et de la corporéité.

Mgr Christophe J. Kruijen

Cet article est le résumé fragmentaire d’une contribution à paraître.

[2] Cf. Gn 38, 24 ; Lv 20, 14 ; 21, 9 ; Jos 7, 15.25 ; Jg 14, 15 ; 15, 6. Voir aussi TOB (112010), note sur 1 Ch 10, 12.

[3] Cf. Jn 12, 24 ; 1 Co 15, 36-38.42-44. Voir aussi Catéchisme de l’Église catholique, no 1683.

[4] Tertullien, De la résurrection de la chair (De carnis resurrectione), 8, 3.