Res Novæ – novembre 2022

Res Novæ octobre 2022

 

Imaginer une sortie de crise pour l’Église

Par l’abbé Claude Barthe

De grandes échéances approchent inéluctablement. La décomposition du catholicisme va s’accélérant, et pas seulement en Allemagne. De ce fait, la mise en évidence d’un schisme de fait s’accroît entre un catholicisme de conservation (au sens où Yann Raison Du Cleuziou parle de catholiques qui ont maintenu une sorte de « conservatoire ») et un catholicisme libéral-conciliaire. De grandes secousses peuvent donner l’occasion, aux évêques qui en auront la volonté, suscitée par la toute puissante Providence, d’amorcer le dur combat d’une renaissance. Se trouvera-t-il de tels Successeurs des Apôtres ?

 

Un salut qui ne peut être que hiérarchique

L’Église, du fait de l’événement Vatican II, est plongée dans une crise d’un type totalement atypique où le fonctionnement habituel du magistère est comme enrayé. Cela tient aux novations enseignées par ce concile et à cette sorte de démission que constitue la sortie du magistère infaillible, au moins comme référence, et son remplacement par l’enseignement pastoral. Le signe le plus visible de cette ère nouvelle étant une liturgie elle-même pastorale, affaiblie, parfois considérablement, du point de vue de sa signification théologique.

La divine constitution de l’Église étant fondée sur le pape et les évêques, la sortie de crise, à terme, ne peut être qu’une reprise en main par le pape et les évêques unis à lui. Ils devront nécessairement se consacrer à un renversement ecclésiologique dans le cadre d’une société catholique, aujourd’hui minoritaire. L’Église retrouvera la conscience d’être la totalité surnaturelle de son Corps mystique sur la terre, dans la pauvreté des moyens que lui impose une situation de persécution idéologique du monde moderne[1].

Tel est le terme. Auparavant les fidèles de l’Église (jadis, on aurait pu y ajouter les princes chrétiens), animés par le sensus fidelium, peuvent certes œuvrer grandement en cette direction, notamment par la conservation de la lex orandi traditionnelle. Mais la préparation adéquate au retournement dont nous parlons serait – ou est déjà, quoique bien faiblement encore – l’action réformatrice de Successeurs des Apôtres en communion prévenante avec le pape devenu restaurateur.

Il ne faut pas se cacher que si la confession intégrale de la foi catholique redevient un jour, comme il est de règle, le critère d’appartenance à l’Église, la brisure latente de l’unité qui existe depuis cinquante ans entre catholiques[2] va nécessairement se transformer en schisme ouvert. Et cela ne pourra intervenir que « dans le sang et dans les larmes » moralement parlant. Mais ce sera en même temps libérateur, la vérité étant par essence salvatrice, y compris pour les schismatiques appelés au choix et à la conversion. Car on ne peut malheureusement pas prévoir de solutions gentillettes à une crise de cette profondeur.

 

Sortir d’un catholicisme « allégé », revenir à un catholicisme « entier »

Quel programme peut-on imaginer pour la hiérarchie du futur, et dans un plus proche avenir pour ces évêques anticipant et préparant le relèvement de l’Église ? Nous évoquerons dans de prochaines livraisons un certain nombre de thèmes de réforme, et auparavant de prolégomènes à la réforme, comme la recomposition de la liturgie, le retour à la prédication sur les fins dernières, la restauration de la discipline de la communion, l’enseignement de ce qu’on pourrait appeler le catéchisme tout simplement, la morale et spécialement la morale conjugale, la formation des prêtres.

Mais fondamentalement, comme le dit Georges Weigel, dans son livre Le prochain pape[3]– l’éditeur en a remis un exemplaire à chacun des cardinaux lors du consistoire du mois d’août dernier –, il convient de se démarquer d’un catholicisme « allégé » et revenir à un catholicisme « entier ». C’est, explique-t-il, une « loi d’airain » que, dans le cadre de la confrontation du christianisme avec la modernité et la postmodernité, seules continuent de survivre et même de s’épanouir les communautés bien conscientes de leur identité en matière de doctrine et de morale : « Le prochain pape devra se rappeler que le dogme est libérateur ». Le cardinal anonyme qui a pris le pseudonyme de Demos, auteur d’un mémorandum sur le prochain conclave, reprend l’antienne : « Le Successeur de Pierre, en tant que chef du collège des évêques, qui sont également les Successeurs des Apôtres, joue un rôle fondamental pour l’unité et la doctrine. Le nouveau pape devra comprendre que le secret de la vitalité chrétienne et catholique vient de la fidélité aux enseignements du Christ et aux pratiques catholiques[4]. »

Mais ce que l’on doit attendre d’un futur pape de restauration du catholicisme, on doit déjà l’espérer de ces évêques, dont nous avons proposé de dire qu’ils étaient en communion prévenante avec ce pape qui ne les a pas encore rejoints[5]. C’est le pape que souhaitent expressément George Weigel, le cardinal Demos et les évêques prêts à se déclarer délibérément réformateurs ou encore la revue Cardinalis lancée par de jeunes éditeurs français et s’adressant à tous les cardinaux du monde[6].

Mais ce pape et d’abord ces évêques se trouveront aux prises avec une double contrainte externe et interne. Une contrainte externe très forte : le catholicisme vit ou survit dans un monde affirmant sa laïcité par une pression sociale et institutionnelle, libérale certes, mais de fait très dictatoriale. Les sociologues Philippe Portier et Jean-Paul Willaime, dans La religion dans la France contemporaine. Entre sécularisation et recomposition[7], font une typologie et une analyse de ces indifférents et athées qui sont devenus majoritaires dans les sociétés contemporaines, à partir de la rupture des années 1960-1970. Ce sont des « sécularistes d’affirmation » ou « sécularistes d’indifférence » qui évoluent dans un monde où la religion est absente. Ces auteurs précisent que ce monde des sans-Dieu n’est pas un espace vide : il s’articule autour d’une éthique de l’autonomie lourdement subjectiviste et très prégnante. Ajoutons qu’elle délégitime toute tentative de retour du dogme et de la morale catholique et qu’elle pénalise systématiquement leurs défenseurs.

Mais aussi une contrainte interne : le courant d’adaptation au monde moderne tiendra longtemps beaucoup de postes hiérarchiques et fera puissamment obstacle à toute remontée du courant de  conservation. À preuve l’opposition virulente qu’a rencontrée Benoît XVI, alors qu’il se contentait de vouloir mettre en œuvre rien de plus qu’une interprétation plus conservatrice du Concile. Cela donne idée de ce que pourra être une opposition à l’adoption pure et simple d’une ecclésiologie traditionnelle.

 

Tourner la page

Nos réflexions d’anticipation peuvent paraître relever du rêve. Pourtant, depuis un demi-siècle, l’ensemble des catholiques désarçonnés par les oppositions entre le magistère traditionnel et un magistère nouveau de type pastoral n’ont cessé d’entretenir ce rêve d’un relèvement salvateur. Ils ont constamment appelé le magistère pontifical à se reprendre et à s’exprimer à l’ancienne : tout simplement à s’exprimer comme magistère. Innombrables ont été les questionnements, les dubia, à lui adressés, sous les formes les plus diverses, du très direct Liber accusationis de l’abbé Georges de Nantes, qui demandait en 1972 à Paul VI de se juger lui-même, aux dubia respectueux des cardinaux Caffarra, Meisner, Burke et Brandmüller, qui interrogeaient le pape François en 2016 afin qu’il tranchât au sujet de l’opposition entre la morale traditionnelle et le chapitre VIII d’Amoris lætitia, autrement dit qu’il condamnât avec autorité magistérielle ses propres enseignements.

Préalablement à cette condamnation espérée, les cardinaux concernés, et bien d’autres, ont enseigné cette doctrine traditionnelle. Il est même arrivé que certains évêques soient allés jusqu’à suspendre l’application de la discipline nouvelle pour les divorcés « remariés ».

Point n’est besoin d’ailleurs d’attaquer le Concile pour attaquer Amoris lætitia¸ puisqu’en effet d’Humanæ vitæ à Benoît XVI la doctrine morale était restée pour l’essentiel traditionnelle, antéconciliaire. Pourtant, le choc de la démission de Benoît et de l’élection de François en 2013, a beaucoup contribué à faire remonter la réflexion, des effets, le bergoglisme, aux causes, Vatican II. La critique du Concile, grâce en somme au rejet provoqué par le pape François, a acquis un certain droit de cité dans l’Église[8]. Ainsi est-il apparu que la déclaration d’Abu Dhabi[9], signée par le pape François, comme les successives journées d’Assise, présidées par Jean-Paul II et Benoît XVI, étaient fondées sur le « respect » qu’accorde Nostra ætate n. 2 aux religions non chrétiennes[10]. Ainsi les blogs ratzinguériens consacrent-ils désormais une large place aux débats critiques sur le concile Vatican II, jusque-là réservés aux aires traditionalistes. Ainsi le livre dirigé par le vaticaniste Aldo Maria Vall, L’altro Vaticano II. Voci su un Concilio che non vuole finire[11], réunissait-il des auteurs relativement divers, mais qui pratiquement tous formulaient d’importantes réserves vis-à-vis du dernier concile.

Très logiquement d’ailleurs, A. M. Valli amenait la question ultime à laquelle aboutit l’immense mal-être dont souffre le catholicisme depuis 1965 : pour sortir de cette situation, que faire de Vatican II ? Question à laquelle cherchent à répondre aussi tous ceux qui, en évitant de le remettre en cause, ont tenté sans jamais y parvenir d’« encadrer » le Concile, tel Benoît XVI par son « herméneutique de la réforme ou du renouveau dans la continuité ».

Remarquons d’ailleurs que, fatalement, vouloir encadrer le Concile conduit à le remettre en cause. Le processus lancé par le même Benoît XVI avec Summorum Pontificum en 2007 allait en ce sens, non seulement parce qu’il affirmait le droit à l’existence de la liturgie d’avant Vatican II, expression cultuelle de la doctrine d’avant, mais aussi parce qu’en lançant l’idée d’« enrichissement réciproque » de la liturgie nouvelle et de la liturgie ancienne, il cherchait à donner vigueur à l’idée récurrente de « réforme de la réforme », c’est-à-dire à celle de la correction progressive de la liturgie de Paul VI par le voisinage de la liturgie tridentine.

Cette « réforme de la réforme » est typiquement un processus de transition – que le pape Ratzinger s’est malheureusement abstenu de mettre concrètement en œuvre, sauf dans quelques détails de ses propres célébrations –, qui pourra être appliqué à la liturgie par des évêques ou par un pape qui en auraient une ferme volonté restauratrice. Ce sera nécessaire car la nouvelle liturgie a créé des habitudes profondément ancrées qui, même dans un climat favorable au retour vers les formes anciennes, obligeront à ménager des phases transitoires. Ce processus progressif appliqué à la lex orandi, pourra inspirer, analogiquement bien sûr, un mouvement de retour dogmatique dans la lex credendi. D’une analogie lointaine, car on ne saurait opérer de transaction, fût-elle celle d’une transition provisoire, dans l’expression conceptuelle de la vérité.

Alors pourquoi parler de « réforme de la réforme » en matière de doctrine ? Il nous semble qu’il s’agirait de considérer les points litigieux de Vatican II comme des sortes d’objections, des videtur quod non, faites au magistère, comme étaient faites, dans les écoles médiévales, des objections au maître en théologie. À ces objections, ce dernier donnait des réponses, en explicitant sa pensée avec toutes les distinctions nécessaires. N’est-ce pas ainsi que procédait Pie XII, pour donner un exemple parmi bien d’autres, lorsqu’à l’adage « Hors de l’Église, point de salut » les contemporains objectaient l’apparente injustice de cette affirmation compte tenu de la faible proportion d’hommes qui avaient pu recevoir la lumière de la Révélation depuis le début de l’humanité et aujourd’hui encore. Pie XII répondait alors avec Mystici Corporis que, dans le secret de Dieu, peuvent accéder au salut « ceux qui par un certain désir et souhait inconscient, se trouvent ordonnés au Corps mystique du Rédempteur » : ceux-là aussi, que Dieu seul connaît, sont donc sauvés par l’Église (comme d’ailleurs inversement se damnent ceux qui semblent appartenir à l’Église, mais qui en sont en réalité séparés par l’hérésie).

Cela reviendrait à opérer une rectification authentique des domaines controversés, laquelle chercherait par exemple une voie pour qualifier les chrétiens séparés, non de catholiques « imparfaits » (Unitatis redintegratio, n. 3), ce qui est d’une orthodoxie douteuse, mais comme bénéficiant concrètement, en vertu des « éléments » d’Église qui se trouvent dans leur communauté, tels le baptême, l’Écriture (ibidem), d’une préparation et d’une invitation au retour vers la communion au Christ et à l’Église.

Cette œuvre de rectification doctrinale est assurément la plus importante des œuvres que les Successeurs des Apôtres, conscients de la nécessité d’une restauration de l’Église – d’une vraie réforme – auront à préparer pour un pape à venir et ont déjà à exercer, au nom de la sollicitude qu’ils doivent à l’ensemble de l’Église (Fidei Donum repris par Lumen Gentium 23), du fait même qu’ils sont évêques, docteurs de la foi.

Abbé Claude Barthe

[1] Voir Res Novæ, novembre 2022, Pour une vraie réforme de l’Église.
[2] Voir Res Novæ, octobre 2022, Le magistère comme un édredon.
[3] Parole et Silence, 2020. Il prossimo papa, Fede e Cultura, 2021.The Next Pope, Ignatius Press, 2020.
[4] Un mémorandum sur le prochain conclave circule parmi les cardinaux. Le voici (www.Diakonos.be).
[5] Voir Res Novæ, juin 2022, Si le pape se tait, que parlent les évêques !
[6] Cardinalis – Le magazine des cardinaux (cardinalis-magazine.com).
[7] Armand Colin, 2021.
[8] Voir Res Novæ, mars 2021, La critique du Concile se porte bien.
[9] « Le pluralisme et les diversités de religion, de couleur, de sexe, de race et de langue sont une sage volonté divine ».
[10] « [L’Église catholique] considère avec un respect sincère ces manières d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent sous bien des rapports de ce qu’elle-même tient et propose, cependant reflètent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes. »
[11] Chorabooks, Hong Kong, 2021.

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La virginité de Marie, forme de la vie chrétienne, remède à l’« hérésie de l’informe »

Par P. Serafino M. Lanzetta

 

Cet article s’inspire d’un livre déjà publié en italien et à paraître prochainement en traduction française, intitulé Semper Virgo, La Virginité de Marie comme forme, par le Père Serafino M. Lanzetta, théologien, professeur à la faculté de théologie de Lugano et auteur de nombreux ouvrages en Mariologie et en ecclésiologie.

La virginité de Marie est un fil rouge qui lie ensemble tous les maillons de la Foi chrétienne, ne faisant qu’un avec le dogme qui est au cœur de la Foi, l’Incarnation du Verbe, au point que, si l’on nie la virginité de Marie, l’Incarnation tombe aussi sous le coup du fouet. Dans les temps anciens ainsi que dans les temps modernes, une façon novatrice de parler du mystère de Marie se transforme souvent en un abandon du mystère même, accompagné d’une perte de la valeur de la virginité et de la chasteté, et finit par mettre de côté la saine doctrine que l’Église enseigne depuis toujours.

Aujourd’hui on remet en question le mystère du célibat ecclésiastique, sous prétexte qu’il ne s’agit pas d’un dogme définitif mais d’un simple élément disciplinaire annexé au Sacerdoce. Cette demande, qui semble vouloir tirer profit des graves scandales de pédophilie, oublie une donnée essentielle : le célibat ne naît pas comme défense de se marier, mais comme moyen pour atteindre la continence parfaite pour le Royaume des cieux. Manipuler son identité en le faisant apparaître comme la pure intransigeance disciplinaire d’une Église moyenâgeuse, non seulement ne résout pas le problème de la pénurie de vocations, mais manifeste le vide de sens qui sape l’Église aujourd’hui, qui mène aux abus sexuels dans le clergé, et qui consiste à avoir vidé de valeur la chasteté et la pureté, échos de la virginité de Marie.

Le dessein de revoir le célibat s’accompagne d’une autre manœuvre qui vise à réduire l’indissolubilité du mariage. Donner la Communion aux divorcés remariés implique cette réduction, présentée de surcroît sous le manteau de la miséricorde. Or, déjà auparavant, la vie religieuse avait été réduite à une simple option parmi tant d’autres. La notion de perfection chrétienne s’est affadie lorsque la vie religieuse n’a plus été présentée comme « état de perfection », ce qui se répercute également sur le mariage.

Cette frénésie de nouveauté et les déviations théologiques qui s’ensuivent ont pour racine une compréhension amoindrie du mystère de Celle qui est la mère et le modèle du chrétien parce qu’Elle en est la forme. C’est uniquement si nous gardons intact le mystère de la virginité perpétuelle de Marie que nous aurons le regard assez pur pour pouvoir contempler Dieu. Si, au contraire, nous l’affadissons, bientôt la vérité du mystère chrétien, dans toute sa largeur et sa profondeur, se ternira.

Le mariage, bien qu’estimé comme idéal, n’aura plus rien à nous dire sinon que l’homme et la femme ne sont pas faits l’un pour l’autre de manière indissoluble, mais sont au service l’un de l’autre selon les temps et les modes. Un regard capable d’aller au-delà des limites de l’éphémère nous fait défaut. La révolution anthropologique s’est accomplie dans l’Église, mais nous avons perdu une partie essentielle de l’homme : son âme. Celle-ci, abandonnée à elle-même, est déjà morte. La chasteté de l’amour une fois défaite, nous avons perdu la notion de vérité, surtout celle de la virginité supérieure à tous les états de vie qui, une fois abandonnée, a pour conséquence le nivellement de toute chose, jusqu’à l’anéantissement de toute distinction.

Il est indispensable de garder intacte la vérité de la virginité immaculée de Marie.  Sa virginité est la forme du Christianisme, l’essence immaculée de la vie chrétienne, ce qui donne une existence propre à tous les états de vie, les unissant dans une complémentarité à l’intérieur d’une hiérarchie établie. D’abord ce qui est plus parfait : la virginité du Christ et de Marie ; ensuite la vocation religieuse et célibataire dans le Sacerdoce et dans la vie laïque ; puis le veuvage choisi par amour du Christ ; et enfin le mariage, où l’on est appelé à vivre la chasteté conjugale, écho de la virginité spirituelle de Marie, restant fidèle au but principal du mariage qui est la procréation, créer pour Dieu et avec Dieu. Il y a une hiérarchie dans la perfection qui repose sur la virginité de Marie. En Elle, nous sommes préservés de la frénésie de nouveauté qui affadit la Foi, les Sacrements et le mystère de l’Église, vierge et mère.

Le mariage et la virginité peuvent être mutuellement bénéfiques si tous deux sont en harmonie avec la virginité de Marie, et c’est précisément en vertu de ce lien qu’ils peuvent trouver leur caractère distinctif et la hiérarchie nécessaire pour sauvegarder la primauté de Dieu sur toutes choses. La virginité de Marie dit à l’homme que la virginité, ou le célibat, est l’état de vie le plus excellent puisqu’il est intimement lié à l’éternité de Dieu et, en même temps, que le mariage ne doit en aucun cas être avili, puisqu’il offre le fondement naturel et sacramentel de l’amour conjugal, qui grandit et se perfectionne dans la mesure où il atteint l’union avec Dieu.

La virginité de Marie est l’« échelle » qui relie le Ciel et la terre, s’élevant au-dessus des choses de l’homme, les portant vers Dieu. Cependant, elle ne pourra servir dans l’Église d’« échelle » qui élève les hommes vers le ciel que si elle est reconnue comme la « forme » de la vie chrétienne, comme le « type » et le principe le plus parfait qui confère la perfection aux choses, puisqu’elle leur confère leur être. La Vierge Marie est la forme qui façonne l’être chrétien.

La forme est avant tout le principe qui détermine l’essence de la matière, lui conférant sa perfection. Aristote définit la forme comme la cause des choses et comme la quintessence de « l’espèce » parce qu’elle spécifie les choses qui sont, leur conférant leur perfection primaire, qui est leur être. La forme permet aux choses de passer de l’état de puissance à celui d’acte, c’est-à-dire de la pure possibilité d’être à l’acte d’exister. L’existence, qui est « l’espèce » de l’être au sens métaphysique, est, par conséquent, aussi la première et ultime perfection de l’être. L’essence de cette forme, comprise dans le sens aristotélicien, peut être transférée analogiquement à la Bienheureuse Vierge Marie ; et plus précisément, à sa virginité, comme cause initiale et finale de l’être chrétien.

La virginité de Marie est la forme chrétienne parce qu’elle agit comme la perfection structurelle de la vie chrétienne. C’est la perfection originelle et définitive, le commencement mais aussi l’accomplissement du Royaume des Cieux. C’est le commencement, parce que la virginité perpétuelle de Marie est l’expression de son être en tant que création immaculée de Dieu sans tache ni corruption, ainsi que création Immaculée pour Dieu, afin qu’Il puisse s’incarner et habiter parmi nous. C’est l’accomplissement, parce qu’elle signifie la manière d’être en Dieu pour toujours, dans une éternité de contemplation céleste. C’est le caractère définitif d’un amour qui ne se dissipe pas, ne change pas et ne périt pas.

En outre, la virginité de Marie est la forme du christianisme parce qu’elle est le sein maternel qui forge toutes les vocations, en leur donnant leur unité et leur distinction hiérarchique.   Nous ressentons le besoin d’une forme surtout aujourd’hui, à l’époque de l’« hérésie de l’informe», pour reprendre l’expression de Martin Mosebach. Une sorte d’amorphisme règne lorsque la diversité des états de la vie est anéantie par la notion de perfection, sans se rendre compte, cependant, que la perfection est le but de tous les états de la vie plutôt que leur élément commun. Une telle déviation du développement théologique constant provoque un amorphisme chrétien. La virginité de Marie est la forme chrétienne puisqu’elle est l’« espèce » par excellence qui, à travers l’histoire, nous rappelle ce qu’est le christianisme. Quand un enfant se laisse former par sa Mère, et accueille consciemment cette forme maternelle, alors le Cœur de Marie s’ouvre à lui et anticipe déjà à ce moment-là les nouveaux cieux et la nouvelle terre à venir.

La virginité de Marie est la forme qui unit virginité et amour sponsal.  Elle est la « chambre nuptiale » d’où le Christ sort pour unir à soi, dans son corps pris à la Vierge, son Corps mystique, l’Église. La virginité de Marie donne naissance au Christ et donne ainsi forme à l’Église. Marie est le type des vierges qui restent vierges dans leur corps et de tous ceux qui doivent rester vierges en esprit. C’est une pensée chère à saint Augustin qui, dans un sermon sur la Nativité, parle du Christ sortant « comme un époux de sa chambre nuptiale, c’est-à-dire du sein virginal, laissant l’intégrité de sa Mère intacte ». Le Verbe, en s’unissant à la nature humaine dans la chambre nuptiale virginale de Marie, s’est uni à l’Église virginale et chaste, afin que chacun puisse posséder un cœur pur.  Son sein prépare la naissance de l’Église, épouse du Christ, où toutes les âmes sont promises à l’unique époux, et elles promettent elles-mêmes leur fidélité au Christ. Tous les membres du Christ participent à une chasteté virginale, dont l’Église est riche parce qu’elle imite la Vierge Marie, en devenant, comme elle, vierge par son amour exclusif du Christ, et mère par sa capacité d’engendrer des hommes pour Dieu.

Marie est l’épouse du Christ et c’est précisément ainsi qu’elle unit l’Église au Christ d’une manière sponsale. Saint Maxime le Confesseur, commentant le mystère de l’Annonciation,  attribue à l’Esprit Saint la parure de Marie en tant qu’épouse du Seigneur qui s’incarne en elle. Il s’adresse à Marie, rappelant ce que l’Ange lui dit : « L’Esprit Saint viendra sur vous » afin de « vous préparer et vous orner comme l’épouse digne du Seigneur, et sanctifier dès le commencement votre saint corps et votre âme ornés de vertus divines. Et immédiatement votre époux immortel et votre Fils, qui est la puissance du Très-Haut, vous couvrira de son ombre, car le Christ est la puissance de Dieu et la sagesse de Dieu ».   Marie unit la virginité et l’amour sponsal, les incarnant dans son union avec le Christ.

La virginité conduit à l’amour sponsal et celui-ci, à son tour, doit toujours rester ancré dans la virginité, dans tous les différents états de la vie chrétienne, et toujours viser vers elle, même lorsqu’elle s’exprime dans l’amour matrimonial. L’amour sponsal est toujours la virginité de l’amour, à la fois lorsqu’il s’accomplit dans le célibat sacerdotal, et lorsqu’il est vécu dans le mariage comme la chasteté, c’est-à-dire comme la vérité de l’amour indissoluble et fécond.  La Vierge Marie est donc, une fois de plus, la forme de la vie chrétienne parce qu’elle exprime dans son être à la fois la virginité et l’amour sponsal. L’Église voit en Marie une unité de tous les divers états de vie de ses enfants, les enveloppant dans cet amour sponsal, qui est d’autant plus parfait que l’on se rapproche de celui de la Vierge Marie, puis de celui du Christ lui-même.

La virginité de Marie est la forme qui unit virginité et martyre, c’est-à-dire le don complet de soi, inauguré par la virginité et accompli par le martyre. Ainsi, la pureté et le sacrifice s’entremêlent au point de sceller en une offrande sacrificielle l’acte suprême de charité, qui est l’union sponsale. L’amour sponsal et le martyre ne font qu’un.  Cela se manifeste, par exemple, dans la louange de saint Ambroise à la martyre sainte Agnès. Il décrit l’union, au-dedans d’Agnès la martyre, de l’épouse qui part pour sa chambre nuptiale et de la vierge qui court à la hâte vers le lieu de son martyre. La chambre nuptiale des noces virginales deviendra écarlate avec le sang de ce petit agneau du Christ. Ainsi écrit saint Ambroise : « Une mariée ne se hâterait jamais à sa chambre nuptiale d’un cœur aussi heureux, ou d’un pas aussi léger, que cette jeune vierge marche vers le lieu de l’exécution. Elle n’est pas parée de boucles tressées, mais du Christ; elle n’est pas couronnée de fleurs, mais de vertu. Tous pleuraient; elle n’a pas versé une larme. » La virginité et le martyre s’entrelacent dans l’amour sponsal, dans le témoignage ultime d’un martyre cruel.

Par l’amour sponsal avec le Christ, qui a commencé dans la virginité de Marie, chacun dans l’Église est appelé à témoigner de son appartenance au Christ, en devenant une « hostie d’amour», un sacrifice pour Dieu et pour ses frères. Nous pourrions certainement voir Marie, Virgo et Sponsa, comme un exemplum d’amour sponsal virginal dans le martyre qui est le modèle de toute l’Église. Cela présuppose que nous parlions de Marie comme d’une véritable coopératrice dans notre salut, comme la Nouvelle Ève aux côtés du Christ comme le Nouvel Adam, s’offrant sur le Calvaire. En bref : Marie en tant que Co-Rédemptrice de l’humanité.

En Marie et dans son être en tant qu’épouse virginale du Christ, nous avons le début du martyre comme témoignage suprême du Seigneur. Le premier et le plus cruel martyre a en effet été vécu par elle quand, debout au pied de la croix, elle a immolé son Fils pour nous tous et, avec lui, s’est immolée pour notre salut, comme martyre d’amour et de douleur. La vie chrétienne sera à jamais inscrite dans ce couple indissoluble : l’amour sponsal, à la fois vierge et martyr, comme holocauste suprême de l’amour.

Une forme a été imprimée sur le christianisme dès sa toute première apparition dans le monde avec la naissance de Notre Seigneur, et cette forme a été immédiatement perceptible dans le sein virginal et sacrificiel de Notre Dame, sa chambre nuptiale. En Elle, l’amour sponsal devient oblatif. La vie religieuse peut retrouver son essence en redécouvrant la valeur inestimable d’une spiritualité oblative, qui place le don de soi au centre, jusqu’au sacrifice complet de soi et même au martyre ; tandis que le mariage peut compter sur l’indissolubilité de l’amour chaste et fécond.

Si Notre Dame est placée une fois de plus au centre, tout peut s’épanouir une fois de plus parce que la forme appropriée de toutes choses sera restaurée. Elle est le type originel qu’il faut préserver pour cesser de payer le prix fort d’un effondrement silencieux et inévitable dans un amorphisme des principes et de la vie, difformes et sacrilèges. Il faut faire davantage pour restaurer cette forme.

Père Serafino M. Lanzetta