Sexagésime 1 (parabole du semeur)

La parabole du semeur

En ce dimanche de la Sexagésime, méditons cette parabole du semeur (Lc 8) tout en voyant quelques nuances dans les parallèles (Mt 13 et Mc 4).

I) La semence a une efficacité en soi
a) Nous ne sommes pas une religion du livre

« De même que la pluie et la neige descendent des cieux et n’y retournent pas sans avoir arrosé la terre, sans l’avoir fécondée et l’avoir fait germer, pour fournir la semence au semeur et le pain à manger, ainsi en est-il de la parole qui sort de ma bouche : elle ne revient pas vers moi sans effet, sans avoir accompli ce que j’ai voulu et réalisé l’objet de sa mission » (Is 55, 10-11).

La parole de Dieu qui est semée n’est pas un livre mais le Christ. L’Église tendrait aujourd’hui à idolâtrer le livre. Or, le christianisme n’est pas une religion du livre, concept musulman qu’il faut évidemment refuser. Nous sommes une religion de l’Incarnation. Si la parole de Dieu est contenue dans un livre, support matériel, il ne convient pas d’adorer le livre en tant que tel mais la proclamation orale faite par le ministre.

Un autre abus récent, en Allemagne ou dans le Chemin Néocatéchuménal, met sur le même plan la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie avec sa présence symbolique dans la Révélation, d’où un parallèle entre le tabernacle et la Bible. Certains vont jusqu’au bout de cette logique d’indifférenciation des modes de présence du Christ en plaçant le prêtre au centre, trônant à la place où figurait le tabernacle autrement, relégué dans une chapelle latérale : une religion de l’homme.

b) Le Christ Jésus, Parole sortie du Père devenue homme

La vraie Parole de Dieu est évidemment le Christ, seconde personne de la Trinité qui a pris une chair humaine. Quand Jésus dit « le semeur est sorti », l’expression peut s’appliquer à l’Incarnation. Certes, Jésus ne sort pas de la divinité et reste Dieu. Mais il quitte le monde des purs esprits (la Trinité invisible) pour se rendre visible. Son corps nous le rend proche : « Ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons touché, c’est cela que nous vous annonçons, le Verbe de vie » (1 Jn). C’est l’abaissement du Christ dans l’Incarnation ou kénose (Phil 2). Indéniablement, si le Christ est la semence, il va agir avec fruit.

S’il n’y a pas de fruits constatables, la faute en revient à nous qui recevons ou pas cette semence, cette grâce (ce qui est reçu l’est à la mesure de celui qui reçoit : quodquod recipitur, recipitur in modo recipientis). La réceptivité, collaboration de l’homme avec Dieu dans l’œuvre de la Rédemption, est essentielle. Dieu sème largement, même là où cela semblerait inutile. Un laboureur humain économiserait sans doute sa semence, évitant de la jeter n’importe où (le bord du chemin, les épines etc…). Pourtant Dieu le fait. Il n’est pas économe et laisse sa chance à tout le monde, tout en sachant que tout le monde ne l’accueillera pas.

II) Les quatre cas

Sur quatre cas, trois sont négatifs (le bord du chemin, le sol pierreux et les épines). Un seul est positif (la bonne terre). Le Christ fait lui-même l’exégèse à la demande de ses disciples, en aparté, alors que la parabole est donnée à tous publiquement.

a) Le bord du chemin

Le premier cas évoque le grain foulé au pied ou mangé par les oiseaux. Le Christ l’interprète comme le travail du diable, attaque extérieure qui ne paraît pas poser de problème, contrairement aux deux autres cas, qui sont des attaques intérieures. Le démon sait aussi jouer avec nos propres passions, péchés et faiblesses.

b) Le sol pierreux

« Le sol pierreux » n’est pas à confondre avec « qui tombe sur le roc ». Car le roc ou le rocher, shaddaï, désigne en hébreu Dieu. La maison bâtie sur le roc est celle qui subsiste. Le Christ parle de grain tombé sur la pierre, se desséchant par manque d’humidité. Mais dans son exégèse, il glisse vers les racines recherchant cette humidité. L’eau se réfère au baptême. Les racines permettent de revenir vers les origines de notre salut par la grâce baptismale. Nous devons être capable d’étendre des racines vers Celui qui nous a sauvés.

Racine, ρίζα (riza) en grec (donnant rhizome en botanique), donne le mot rejeton qui désigne le Messie : « Un rejeton sortira de la souche de Jessé, un surgeon poussera de ses racines » (Is 11, 1). Le baptême nous greffe sur le Christ. Les fidèles sont entés sur Jésus. Dans le canon de la messe figure justement une greffe ou embolisme : parce que Dieu a agi ainsi dans le passé (anamnèse), nous demandons l’intervention de l’Esprit-Saint maintenant (épiclèse) pour opérer l’œuvre du salut dans l’Eucharistie. L’image est biblique avec le greffon sauvage mis sur l’olivier franc (Rm 11). Les païens se greffent sur Israël et sont coparticipants de la Rédemption du Christ.

À quoi servent ces racines ? « Le reste survivant de la maison de Juda, produira des racines en bas et des fruits en haut » (Is 37, 31). Les racines donnent la solidité à la plante en allant chercher l’humidité. Si le sol est pierreux, les racines s’enfoncent mal et on ne peut pas avoir accès à l’humidité, donc à la vie. L’arbre portant du fruit avance ses racines vers l’eau. « Béni soit l’homme qui se confie dans le Seigneur, et dont le Seigneur est la foi. Il ressemble à un arbre planté au bord des eaux, qui étend ses racines vers l’humidité ; il ne redoute rien quand arrive la chaleur » (Jér 17, 8). Pour éviter le dessèchement, enracinons-nous dans le Christ et revenons à la confession qui nous redonne la pureté gagnée par les eaux baptismales.

c) Les épines

Le grec akanthos donne acanthe en français. Les feuilles d’acanthe sont un motif d’architecture sur les chapiteaux corinthiens par exemple, comme un signe d’orgueil sûr de soi. Ce mot sert à plusieurs reprises dans les saintes Écritures.

D’abord, la malédiction d’Adam après la chute consiste à travailler le sol à la sueur de son front. Quand il sèmera, il ne recevra que des épines. Le Christ fut lui-même couronné d’épines et assuma cette malédiction, lui, le nouvel Adam qui prit tout de la nature humaine, y compris le poids de nos péchés sans avoir contracté lui-même aucun péché.

Acanthe désigne encore des raisins sauvages : « Mon bien-aimé avait une vigne, sur un coteau fertile. Il la bêcha, il l’épierra, il y planta du raisin vermeil. Au milieu, il bâtit une tour, il y creusa même un pressoir. Il attendait de beaux raisins : elle donna des raisins sauvages » (Is 5, 1-2). La déception de Dieu dans son travail apparaît : il veut cette fécondité mais ne l’obtient pas. Il est déçu et punit par le feu : « Les peuples seront consumés comme par la chaux, épines coupées, ils seront brûlés au feu » (Is 33, 12).

d) La bonne terre

Trois cas sur quatre évoqués par le Seigneur mènent à la perdition. Les trois quarts des gens seraient-ils damnés ? Cela appartient à Dieu seul. En tout cas, le salut reste un combat. Au début, cela commençait plutôt bien, même dans les trois cas finissant mal : « ceux qui ont entendu » ou « accueillent la parole avec joie ». Toute la question est donc de persévérer : « avec la patience ». Il est question de constance.

Ne nous laissons pas détourner de Dieu. Enracinons-nous-en lui. Quels sont les dangers ? Les soucis des épines. Être trop soucieux revient à manquer de confiance en la Divine Providence et cela peut devenir une forme d’orgueil. Nous nous croyons maître de nos vies pour lesquelles nous ne savons pas lâcher prise, alors que le Christ nous accompagne. Les mêmes mots grecs reviennent : « De toute votre inquiétude, déchargez-vous sur lui car il a soin de vous » (1 P 5, 7) ; « les soucis font vieillir l’homme avant l’heure » (Sir 30, 24).

Les richesses et les plaisirs, du grec ἡδονή (hēdonḗ), évoquent l’hédonisme. Le diable aime à nous titiller là-dessus. Au lieu de trouver le temps nécessaire pour consacrer à Dieu la prière ou recevoir les sacrements, nous préférons des plaisirs plus terrestres. S’ils ne sont pas mauvais en soi, usons-en avec discernement (prudence) et mesure (tempérance). Des distractions suggérées par le diable pourraient nous accaparer.

Sacrements et vertus sont les moyens pour garder ouvert notre esprit afin de ne pas être étouffés et pour porter du fruit, au rendement différent suivant la qualité de la bonne terre. Le mot néophyte, expression biblique, signifie un jeune plant (cf. phytothérapie, la médecine des plantes). Les Chrétiens désignent ainsi un néo-converti qui rentre dans l’Église et dont il faut prendre soin comme dans une serre. Le séminaire (semen, seminis, la semence en latin ou σπόρος (sporos) en grec) est, quant à lui, un lieu conçu pour faire éclore les vocations sacerdotales qui doivent donner du fruit.

Imitons le Christ en semant largement : « Qui sème chichement moissonne aussi chichement, qui sème largement moissonnera aussi largement » (2 Co 9, 6).