Res novæ 29 – mai 2021

Res Novae

Mai 2021

 

Cher Lecteur, chère Lectrice,

Veuillez trouver ci-dessous les articles de mai 2021 de la Lettre mensuelle  d’information et d’analyse Res Novae :

« Quand le Fils de l’Homme reviendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? », par l’abbé Claude Barthe

Une « pastorale générative » doit remplacer une « pastorale de conservation », par l’abbé Jean-Marie Perrot

Le néo-christianisme, degré zéro de la transmission de la foi, par l’abbé Claude Barthe

« Bugniniser » les basiliques romaines, par Pio Pace

Nous vous en souhaitons une bonne lecture.

L’équipe de Res Novae

« Quand le Fils de l’Homme reviendra,
trouvera-t-il la foi sur la terre ? »

La présente livraison de Res Novæ analyse deux expressions caractéristiques de la pensée catholique contemporaine, de degrés différents, mais d’identique nature libérale :
– La première émane d’une voix officielle, celle d’un nonce apostolique, qui traite d’une Église dont il nous apprend qu’après plus de vingt siècles elle ne serait pas encore constituée
Le P. Perrot, auteur de l’analyse, pasteur de terrain qui s’est épuisé à maintenir messe et sacrements en temps de « crise sanitaire », ne peut s’empêcher d’être pris d’une sainte colère devant les propos de l’archevêque relativisant la célébration de l’eucharistie.
– Quant à l’autre expression de cette pensée catholique, elle émane d’un religieux dominicain pour lequel ce n’est pas l’Église mais le christianisme lui-même qui n’existe pas encore.

Il semble bien qu’on arrive aujourd’hui au résultat des efforts par lesquels des pasteurs et théologiens se sont évertués depuis soixante ans à mettre le catholicisme en accord avec « le monde de ce temps ». Au néant.

Une « pastorale générative » doit remplacer 
une « pastorale de conservation »

Mgr Celestino Migliore, nonce apostolique en France, a prononcé une conférence, le 28 janvier 2021, devant le clergé de l’archidiocèse de Rennes. La première partie a été reprise dans une récente livraison de la Nouvelle Revue Théologique[1], ce qui est dire l’importance que d’aucuns lui accordent. Intitulé, par la revue,
« Évangélisation et promotion humaine. La conversion pastorale selon le pape François », le discours frappe, et par sa clarté, et par son emphase louangeuse à l’endroit de la figure et de l’œuvre providentielles du pape.

Il n’est pas raisonnable de croire comme avant

Mgr Migliore est comme le Grand Inquisiteur. Celui des Frères Karamazov de Dostoïevski, celui de Silence de Shusaku Endo (et du film de Scorcese, tiré du roman, en 2017). Celui qui déclare aux fidèles catholiques – et à Dieu – qu’il n’est pas raisonnable, qu’il est contre-productif, pour tous, de continuer à vivre et à croire comme auparavant. « Pourquoi donc es-tu venu nous déranger ? », protesta le premier à la face de Jésus, alors que celui-ci avait eu l’outrecuidance de se montrer à nouveau et que la foule se tournait avec ferveur vers lui. Le second insinua dans l’esprit du père jésuite espagnol envoyé au Japon que le geste d’apostasie qu’on lui demandait – marcher sur une image du Christ – était, pour sauver des hommes, des chrétiens emprisonnés et à défaut de ce geste condamnés à mort, qu’il était la voie d’un amour concret et efficace : Jésus lui-même ne s’était-il pas sacrifié ?

Mgr Migliore est moins direct, mais il est plus moderne : comme dans une série télévisée, dont l’intrigue s’est émoussée après un certain nombre d’épisodes, il lance : « quelques pistes d’engagement assez claires se profilent qui nous permettent d’inaugurer une saison nouvelle ». Car, déclare-t-il, Église et société sont parvenues à un point de rupture. Ce dont le pape François a une conscience vive. Alors, « quel avenir le pape François imagine-t-il pour le christianisme dans ce contexte ? » Comme un scénariste, ou comme le grand homme hégélien, dont la pensée et le vouloir révèlent l’Esprit.[2]

Synodalité ! Synodalité ! Synodalité !

Qu’en est-il ? « La foi ne sera sauvée », dit Mgr Migliore, que si la Parole de Jésus-Christ en sa force originelle de kérygme (le contenu essentiel de la foi) se fraie un chemin au travers et au-delà des formes actuelles d’incarnation de la parole biblique, de la doctrine, de la tradition, du gouvernement, devenues obsolètes. Elle doit se frayer un chemin au travers et au-delà d’une parole biblique infantilisée ou mythologisée  – parce que biblique –, d’une parole divine suspecte de despotisme et d’intolérance  – parce que divine –. Pour ce faire, cette Parole doit rejoindre la parole des hommes en quête de vérité, Parole qui, depuis un millénaire, a déserté l’Église, mais non pas Dieu : « une réflexion prodigieuse sur l’homme et sur ses dimensions constitutives (…) s’est développée en dehors des églises, mais non en dehors de la Vérité, parce que personne n’a l’exclusivité de Dieu. » Que les Chrétiens apprennent donc à marcher avec les autres hommes : tel est le programme de la synodalité chère au pape – « aller ensemble », selon l’étymologie ». Qu’est-ce à dire ? Eh bien, selon le nonce, c’est « nous insérer dans la culture contemporaine, en réhabilitant la créativité, la capacité d’interprétation de la vie de l’homme et la force opérante de la Parole de Dieu ». Formule absconse, sans doute extraite d’une motion de synode diocésain…

La suite immédiate n’éclaire pas le propos, entre ennemi imaginaire (« intimidation de celui qui penserait rendre un bon témoignage à l’Évangile en maniant la vérité comme une épée ») et formules toutes faites (« rester en sortie », « se placer avec courage sur la scène du monde »). Ne reste que l’appel au dialogue et à la rencontre en vue de « faire quelque chose ensemble ». Mais quoi ? Et surtout
s’interrogera-t-on : que reste-t-il de la force de la parole du salut, de l’assurance que la doctrine et la tradition ne sont pas en substance changées ? «  Il s’agit justement de comprendre que, face à la crise qui frappe nos sociétés et que la pandémie a amplifiée de façon démesurée, la foi est proposée comme une « ressource
spirituelle » qui peut faire la différence, tant au plan individuel qu’au plan collectif. » L’indigence du vocabulaire le dispute à la placidité de l’aveu : l’Évangile n’est pas plus qu’une ressource spirituelle qui peut faire la différence ! Mais, est-elle seulement nécessaire ?

Dangereuse Eucharistie

La référence à la situation sanitaire[3] se poursuit, avec des considérations sidérantes sur le sacrement de l’Eucharistie. Dans la ligne du kérygme, dont on nous dit qu’il occupe la première place, mais dont on ne cerne pas bien la figure, dont on ne sent en tout cas pas la vigueur d’interpellation, son appel urgent à la conversion à Jésus-Christ[4], la pandémie joue le rôle du kairos, c’est-à-dire du temps favorable, de la crise qui permet un renouveau de l’action de Dieu (soit par une intervention directe, soit par la conversion des fidèles) dans l’histoire et dans l’Église. Tel est bien le cas, assure Mgr Migliore : Que les églises se soient vidées, qu’on ait été contraint à communiquer online, et que cela n’ait pas porté beaucoup de fruits, est le signe d’un enfermement des communautés chrétiennes tournées sur elles-mêmes, sur
« une foi déjà existante, plutôt que davantage [vers] une foi encore en gestation ». Une des causes en est que la messe a pris une importance démesurée, étant la seule modalité de rassemblement entre catholiques et de présence dans la société. « À tel point que, quand l’urgence de la pandémie en a rendu de fait impossible la célébration dans sa modalité publique, tout l’édifice est tombé et il semblait que rien ne restait debout. »

Et que dire, poursuit notre conférencier, de la solution trouvée, les messes online ? N’a-t-on alors pas versé, à rebours du mouvement liturgique et du concile Vatican II, dans une valorisation de l’action solitaire rituelle du célébrant, d’un automatisme suspect ? Heureusement, nous rassure-t-on, le pape n’a pas manqué de rappeler avec insistance que ce qui importe fondamentalement, ce n’est pas le rite, mais la vie qui découle de la célébration. « « La juste manière de rendre un culte à Dieu », pour reprendre l’expression de Paul (Rm 12, 1), est celle qui assume la forme concrète du corps donné dans les gestes des soins, de la tendresse, de la solidarité, de la miséricorde, de la réconciliation. »

Au lecteur à peine sorti de sa stupeur, la suite apprend que la pandémie a révélé que règne encore une « pastorale de la conservation ». Elle ne suffit plus. Elle n’a d’ailleurs jamais été suffisante, si l’on suit le nonce dans ses développements, car la réforme constante de l’Église – Ecclesia semper reformanda – s’entend d’une
« pastorale générative, expression d’une Église consciente de ne pas être déjà constituée entièrement mais qui reste toujours en cours de constitution ».

Constitution : le mot mérite d’être pesé… Comme le lecteur a peur de comprendre, il poursuit sa lecture, revient en arrière, guettant des mots, des expressions rassurantes ou inquiétantes. Elles sont clairement du second ordre : les chrétiens doivent s’assumer « en situation de diaspora », l’Église doit se reconnaître « décentralisée dans l’histoire », « immergée dans un changement continu ». Et si l’on saisit bien la pensée théologique sous-jacente, ces caractéristiques ne sont pas celles des circonstances présentes, mais elles constituent l’Église, dont le propre, en définitive, est de « rester en sortie », dans un « évidement de soi »[5].

* * *

Qu’on le pardonne à l’auteur de ces lignes, mais c’est plus qu’il n’en peut supporter. Quelle bassesse de vue ![6] Il ne suffira pas de nous renvoyer au commencement de la conférence et aux constats implacables que la sociologie religieuse, que l’évolution de la culture, des mœurs et des législations permettent de poser sur la situation problématique de l’Église dans le monde moderne ; cela ne changera pas notre cri : quelle petitesse de perspective ! Quelle absence de regard surnaturel ! A moins qu’il n’y en ait un, et c’est alors plus inquiétant encore, bien que fort peu surprenant : nous sommes en fait revenus au vieux thème de l’Église constantinienne et tridentine à rejeter. Mais ici les choses sont dites franchement. Le seul exemple donné, qui n’est « en rien académique ou marginal » – ce avec quoi nous tombons d’accord –, celui de la messe, place la pensée dans une lumière crue.

Devant ce discours, nous résistons, et avec nous les enfants du catéchisme qui, cette année, ont fort bien compris, le poids de l’expérience personnelle aidant, ce que c’était que de voir l’accès aux sacrements réduit, ce que cela « faisait » de ne pouvoir aller à la messe ou d’entrer dans l’église par la porte de derrière… Quel affaiblissement, au départ, du bon sens ; quel dévoiement, surtout, du sens de la foi peuvent laisser suggérer que ce que la pandémie a révélé de la messe, c’est la compassion des soignants – si admirable soit-elle – et non l’insupportable privation des sacrements, d’autant plus ressentie qu’elle a été faite sans protestation des pasteurs. Ici, le seuil de l’indécence est franchi, la crise sanitaire est instrumentalisée pour aller plus loin encore dans la disparition de l’Église.

abbé Jean-Marie Perrot

[1] N °143/2, avril-juin 2021. Texte en accès libre sur le site de la revue.

[2] « L’Esprit en marche vers une nouvelle forme est l’âme interne de tous les individus ; il est leur intériorité inconsciente, que les grands hommes porteront à la conscience. » (Friedrich Hegel, La Raison dans l’histoire).

[3] Jamais une distinction n’est opérée entre cette situation et les restrictions de tous ordres imposées par les gouvernements. La légitimité de ces dernières au regard de la liberté du culte et de la liberté de l’Église n’est ainsi pas interrogée le moins du monde.

[4] A certains égards, on « se contenterait », en comparaison de ce qui est promu, d’une forme d’évangélisme catholique vigoureux.

[5] « La riforma, per Francesco, si radica in uno svuotamento di sé. » (Antonio Spadaro, « La riforma della Chiesa secondo Francesco. Le radici ignaziane » in : Antonio Spadaro, Carlos Maria Galli (ed.), La riforma et le riforme nella Chiesa,Queriniana, Brescia, 2016, p.22).

[6] La suite de la conférence, du moins ce qui en est rapporté, n’élèvera pas le lecteur, sauf s’il pense que le changement du code de droit canonique pour intégrer le droit de vote des laïcs dans les processus synodaux où ils interviennent, est un sujet majeur pour l’Église. C’est au moins un signe que des oreilles se font attentives aux revendications du synode allemand…

Le néo-christianisme, degré zéro de la transmission de la foi

L’aspect le plus ravageur de la crise de société des années soixante (Concile, Mai 68) a été l’interruption, ou en tout cas la réduction drastique de la transmission, en premier lieu dans le catholicisme. Une partie des jeunes catholiques ont cessé de l’être, puis une partie des enfants de ceux qui étaient restés catholiques (avec un bagage catéchétique dérisoire) sont demeurés sur le bord du chemin, et ainsi de suite, la succession des générations amplifiant le double phénomène de désertion et, pour ceux qui demeuraient dans l’Église, d’analphabétisme religieux. Un évêque qui fut auxiliaire de Rome nous racontait sa surprise de découvrir qu’un certain nombre d’enfants d’écoles catholiques de son secteur, dirigées par des religieuses, ne savaient ni les prières élémentaires, ni… faire le signe de croix.

Nous parlions dans notre livraison 25 de janvier 2021, du reflet théorisé de cette situation par des théologies ultra-libérales, qui sont autant de versions du néo-catholicisme contemporain[1]. Nous remarquions qu’elles ne se satisfont pas des réformes que poursuit la tendance conciliaire la plus progressiste : « Ce n’est plus le temps des réformes, mais d’une rupture radicale », déclarait le P. José Maria Virgil[2].

Un dominicain belge, Dominique Collin, né en 1975, animateur de l’aumônerie des étudiants de Liège, doctorant et chercheur au Centre Sèvres, à Paris, très représentatif de ces théologies de la limite, développe le même thème : « Certes, on peut toujours modifier telle ou telle structure ecclésiastique, remédier à tel ou tel abus, réviser telle ou telle disposition canonique, restructurer la curie romaine : toutes ces « réformes », bien qu’elles paraissent à certains moments nécessaires, restent accessoires par rapport à la signification ultime du christianisme. Je pose la question : une réforme peut-elle aller au-delà d’un simple ravalement ? [3]»

L’avantage des penseurs catholiques de l’excès est qu’ils éclairent en les poussant au maximum les idéologies qui les ont précédés, en l’espèce toutes celles qui ont été libérées par le bouillonnement du concile Vatican II.

De la tradition, faisons table rase

Le projet de faire la table rase de la tradition, commun à tous les progressismes avancés, ne peut jamais être appliqué totalement, car il réduirait le message religieux qu’il délivre, lequel est par la force des choses d’essence traditionnelle, à l’insignifiance. Réduction à l’insignifiance vers laquelle il tend, malgré toutes les demi-mesures, comme on le voit dans la réforme liturgique de Vatican II.

La pensée du P. Collin, exposée dans ses nombreuses conférences et deux livres récents, Le christianisme n’existe pas encore[4]et L’Évangile inouï[5], s’inspire spécialement de la critique de Kierkegaard contre l’Église luthérienne établie du Danemark. Kierkegaard voulait en finir avec le « mensonge » que représentait la prédication du christianisme par cette Église, au point que, selon lui, la mission des prêtres ne consistait plus qu’à empêcher le christianisme d’exister.

Dans la même veine, moins violent que Kierkegaard dans le ton, mais plus anarchiste dans le fond, Dominique Collin explique que le christianisme historique et culturel, le christianisme « d’appartenance », continue certes de proclamer l’Évangile, mais en oubliant de le proclamer comme Évangile – euangélion, bonne nouvelle – au point qu’on serait en droit de remplacer le préfixe euphorique , bien, bon, par le préfixe dys, mauvais, difficile. Le christianisme d’appartenance prêcherait un « dyslangile », inintéressant pour notre époque.

Comme souvent, ce type de polémique comporte une part de vérité salutaire : il est bien vrai que le catholicisme bien-pensant a toujours tendu à mettre la bonne nouvelle sous le boisseau. Mais c’est le catholicisme lui-même que la radicalité du propos de Dominique Collin fait exploser. Aucune référence à la tradition, fut-elle vivante et évolutive, ne vaut pour lui : « Le christianisme ne peut être maître de sa tradition vivante ; il ne connaît que l’aujourd’hui du possible. […] Un exemple : l’Église catholique vit une crise de ses ministères parce qu’elle cherche à « remplir » un
« cadre » qui lui est fourni par son histoire au lieu de se demander si le service du Royaume n’autorise pas de nouveaux ministères »[6]. Du coup, D. Collin préfère parler de « diaconie », sans s’aviser qu’il se réfère dès lors, bon gré mal gré, à une tradition de ministères. A fortiori lorsqu’il parle du Christ comme « évènement de parole », dont il dit au passage que l’existence historique a peu d’importance, mais dont il affirme qu’on a tout de même gardé « la mémoire vive »[7].

Les poncifs des théologies libérales

Le thème de la quasi disparition du christianisme, de son inexistence saluée comme une chance n’a rien de très neuf. Sauf que D. Collin écrit « inexistance », qui veut signifier que le christianisme n’a pas commencé et qu’il reste à accomplir. Chance parce qu’au lieu de s’épuiser par la mission à faire « rentrer » les non-chrétiens (ce qui est d’autant plus vain qu’il n’y a ni dedans, ni dehors), cette inexistance permet de s’employer à leur montrer, là où ils sont, « comment l’Évangile invente une manière d’exister autrement » ; chance parce qu’on n’a plus à se casser la tête pour moderniser le christianisme, puisqu’il est définitivement dépassé ; chance pour le mouvement œcuménique, car l’inexistance du christianisme rend « le chrétien indifférent aux formes dans lesquelles le christianisme s’institutionnalise. »

La parole chrétienne est devenue étrangère à nos contemporains ? Alléluia !
« Dorénavant, et parce que l’époque le rend inaudible, si l’Évangile parle, ce sera uniquement par l’écoute de son inouï », à savoir non par la connaissance surnaturelle qu’il délivre, mais par l’événement que constitue son écoute[8].

Classique est également l’évacuation de toute objectivité. Le religieux est la découverte du moi posé devant lui-même en Soi, découverte qui est thérapeutique et euphorisante, dans la mesure où le moi était jusque-là habité par l’angoisse d’exister (l’angoisse kierkegaardienne). « C’est ainsi que se présente l’Évangile : il est comme un un miroir donnant à voir le Soi, la plupart du temps invisible à notre regard, puisque nous ne voyons jamais notre double… […] Plus ce réfléchissement s’accomplit, plus la joie s’accroît en moi. Alors, non seulement je comprends que le texte me comprend – et c’est déjà la source de joie –, mais en plus j’arrive à me comprendre comme un Soi orienté vers la joie »[9]. Car le christianisme ne donne pas à chacun la possibilité de devenir meilleur, mais d’exister enfin. « Le mouvement qui rapporte ainsi le soi au soi qu’il est en Dieu, « tel que Dieu l’a voulu », est le mouvement par lequel l’individu reconnaît que soi lui est offert avec la condition de le recevoir ! »[10]. Qu’importe que saint Paul ait dit : « Car nous ne nous prêchons pas nous-mêmes, mais nous prêchons le Christ Jésus comme Seigneur (2 Co 4, 5).

On ne s’étonnera pas non plus de retrouver chez notre théologien, mais ici encore poussée au maximum, la relativisation du dogme et de la morale.

Relativisation du dogme, car « l’Évangile est libre de doctrine ». En effet, « même si notre époque ne connaît plus de certitudes théologiques, elle reste convaincue que l’Évangile n’avait d’utilité qu’à faire savoir de mystérieuses croyances religieuses, aujourd’hui largement périmées ». En fait, l’écoute du message évangélique a une toute autre fonction : il provoque l’extase devant l’inattendu et l’inouï. Ce message est tout à l’opposé de la réception d’un système dogmatique « clos et autoréférentiel qui, à la limite, peut se dispenser d’écouter l’Évangile », tout cet « endoctrinement » étant commandé « par une aspiration au néant », puisqu’il néglige l’écoute, la liberté.

Dominique Collin a d’ailleurs prévu notre objection naïve : « Mais vous me direz : l’Évangile ne nous révèle-t-il pas des croyances aussi fondamentales que la Trinité ou l’Incarnation ? Je réponds : ces croyances existent-elles comme telles dans le Nouveau Testament ? » Et de concéder à vingt siècles d’intelligence des Écritures que, somme toute, l’activité théologique qui a produit ces croyances est « au demeurant légitime ». Pour aussitôt ajouter que ce savoir (invérifiable !) ne nous apprend rien sur Dieu, ce qui est au reste sans importance dès lors que seule compte « la croyance qui procède de la confiance », puisqu’elle est confiance dans « une parole en laquelle je reconnais la vérité de mon désir d’être Soi »[11]. Et donc, il ne sert de rien de se poser la question de l’existence de Dieu. Dieu est Parole, une parole qui m’appelle à exister : il faut donc plutôt se poser la question de Dieu comme mon autorisation à exister. On pourrait ajouter : laquelle autorise Dieu à exister.

Quant à la relativisation de la morale, elle est comme une évidence, d’autant que le discours moral de l’Église est aujourd’hui discrédité : « La fin de la morale est une libération de l’Évangile puisque l’Évangile relève d’une éthique de la Vie (éthique qui n’est donc pas subordonnée à des préoccupations religieuses : en ce sens, il n’y a pas d’éthique chrétienne). […] L’éthique évangélique ne connaît pas d’autre perspective que celle qui, de la Vie, fait devenir vivant»[12]. Il n’y a pas de morale chrétienne, il y la Vie ! Nihil novi

Jusqu’à l’insignifiance

On chercherait donc vainement dans une telle théologie un discours sur Dieu qui se révèle, ou sur les béatitudes évangéliques, autrement que dans des généralités religieuses les plus épurées. Tellement épurées qu’elles cessent d’être religieuses.
« Le « Royaume » est, en raison de son caractère inobjectivable et indéfinissable (comme toute métaphore), le seul « objet » de la foi qui ne fait pas déchoir en croyance. Il faut donc dire que le « contenu » de la foi est le Royaume et que ce contenu ne peut être représenté. […Il est] non seulement le sens de la substance de la vie des chrétiens mais aussi de tous les êtres humains puisque le Royaume ne désigne rien de spécifiquement religieux »[13]. La dilution du christianisme dans un humanisme (« Nous aussi, plus que quiconque, nous avons le culte de l’homme », Paul VI clôturant Vatican II) est ici poussée le plus loin possible.

Inutile d’ailleurs de chercher le Royaume dans le second avènement du Christ, comme avenir, car il est a-venir, c’est-à-dire déjà donné et à seulement découvrir. Puisqu’il n’y a pas de péché, mais seulement des « ambiguïtés » vis-à-vis de la Vie, la découverte du Royaume consiste à passer de l’imaginaire que nous tenions pour la réalité au réel. Quid alors du Dieu qui se fait homme et qui meurt sur la Croix pour nos péchés ? « C’est quand le christianisme a commencé à oublier la réalité du Royaume qu’il a substitué le discours de la rédemption à celui de la manifestation (épiphanie) »[14].

En clair, la « bonne nouvelle » du néo-christianisme pour les hommes de ce temps est la disparition de l’annonce de la Rédemption.

Abbé Claude Barthe

[1] « Une plongée progressive du catholicisme dans le néant ».

[2] 8 octobre 2020, pp. 7-8.

[3] Le christianisme n’existe pas encore, ci-après, p 46.

[4] Salvator, 2018.

[5] Salvator, 2020.

[6] Le christianisme n’existe pas encore, op. cit., p. 48.

[7] Le christianisme n’existe pas encore, op. cit., p.34.

[8] L’Évangile inouï, op. cit., p. 14.

[9] L’Évangile inouï, op. cit., pp. 114, 116.

[10] Le christianisme n’existe pas encore, op. cit., p.149.

[11] Le christianisme n’existe pas encore, op. cit., pp.96, 97.

[12] L’Évangile inouï, op. cit., pp. 138,139.

[13] Le christianisme n’existe pas encore, op. cit., p. 174.

[14] Le christianisme n’existe pas encore, op. cit., p. 175.

« Bugniniser » les basiliques romaines

C’est un fait aussi vieux que la liturgie célébrée à Rome : elle a servi, à toutes les époques, de modèle qu’on imite dans tout le catholicisme latin. Or, la basilique Saint-Pierre de Rome vient d’être le théâtre de quelques incidents liturgiques d’apparence mineure, lourds cependant de signification. Vitrine privilégiée, elle fait l’objet de toutes les attentions du pape François. En nommant Archiprêtre de Saint-Pierre, le 20 février dernier, le cardinal Mauro Gambetti, un franciscain de 55 ans, il lui a donné comme feuille de route de procéder à une bugninisation de la liturgie de la basilique, opération qui entre dans un plan plus général consistant à redonner vigueur, à partir de Rome, à la réforme de Paul VI.

Comme Saint-Jean de Latran et Sainte-Marie Majeure, l’archi-basilique Saint-Pierre est pourvue d’un chapitre de chanoines qui sont considérés comme des prélats du rang le plus élevé (ils ont rang de protonotaires). Pas le moins du monde intégristes, ils sont cependant classiques et maintiennent dans ce lieu éminent de la chrétienté une dignité toute romaine… qui exaspère le pontife actuellement régnant. Apercevant un jour deux d’entre eux faisant leur service auprès de cardinaux dans leur habit de chœur violet, il s’est écrié : « Qui sont ces prêtres en technicolor? »

Le 12 mars dernier, comme on sait, une décision émanant de la Secrétairerie d’État a éliminé de la basilique la célébration de messes individuelles en forme ordinaire au profit des concélébrations (la mesure visant surtout les membres de la Curie qui avaient conservé la fâcheuse et archaïque habitude de célébrer des messes individuelles sur les autels de la basilique avant se rendre à leur bureau).

Puis est venue une interdiction faite aux chanoines de célébrer l’Office divin (la Liturgie des Heures), comme ils le faisaient tous les jours, dans la Chapelle de l’Immaculée, ou Chapelle du Chœur, près de la Sacristie, jusqu’à ce que leur soient donnés de nouveaux statuts. Or, la charge des chanoines d’une cathédrale, d’une basilique, d’une collégiale, est d’abord et avant tout la récitation de l’Office divin, prière officielle de l’Église, prière de l’Épouse à son Époux à laquelle ils sont spécialement délégués. Si, en Italie, il est resté quelques chapitres célébrant encore l’Office, cette célébration a pratiquement disparu de la plupart des cathédrales européennes, faute de pouvoir consacrer des prêtres à cette fonction. L’interruption de l’Office divin à Saint-Pierre est une véritable hérésie liturgique qui a dû faire se retourner dans son sépulcre Chrodegand, évêque de Metz au VIIIe,auteur d’une règle canoniale fondatrice.

Et puis le 1er mai, alors que commençait le mois de Marie, avec ses récitations du chapelet dans toutes les églises de Rome, il a été expressément interdit aux vénérables chanoines de se joindre au pape qui venait dire le chapelet à la Chapelle Grégorienne, dans la basilique vaticane, devant l’image de Notre Dame du Perpétuel Secours. Chanoines interdits d’Office et de dévotion !

Un motu proprio devrait intervenir pour refondre le statut des chapitres des trois archi-basiliques romaines. Le but de cette opération étant d’abord de rendre plus « vivantes » et « participantes » les liturgies basilicales. Et puis, avant ou lors de la publication de la constitution apostolique Prædicate Evangelium, qui réformera la Curie, un rôle moteur pour la manière de célébrer à Rome sera donné à la Congrégation pour le Culte divin, qui devrait absorber l’Office des Célébrations liturgiques pontificales. D’où les bruits qui veulent que l’ultra-bugninien Mgr Viola, prenne la tête de la Congrégation, assisté de Mgr Guido Marini, Maître des célébrations liturgiques pontificales, comme Secrétaire de la Congrégation.

Une nouvelle onde d’affadissement et de banalisation va s’étendre sur la liturgie romaine. Il est vrai qu’au niveau où est descendue la liturgie romaine, le pire n’est même plus à craindre.

Pio Pace

Res Novae – Perspectives romaines

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