Le sensus fidelium et l’enseignement moral – par M. l’Abbé C. Barthe

Le sensus fidelium (l’instinct de la foi) et l’enseignement moral

 

« Dans l’histoire du peuple de Dieu, ce fut souvent non pas la majorité, mais bien plutôt une minorité qui a vraiment vécu la foi et qui lui a rendu témoignage », écrivait le P. Serge-Marie Bonino, dominicain, Secrétaire de la commission théologique internationale (« Le sensus fidei dans la vie de l’Eglise », 5 mai 2014, n.118).

Ce que les théologiens appellent le sensus fidelium, qu’on peut traduire par instinct de la foi, n’a rien à voir avec une conception démocratique de l’Église. C’est même tout le contraire de la crise de l’enseignement moral que nous vivons aujourd’hui.

À ce propos, le 14 novembre 2017, le cardinal Burke, dans un entretien au Catholic National Register, avait lancé un solennel appel au Pape, pour qu’en vertu du charisme de Pierre, il confirmât ses frères et écartât les ambiguïtés mortifères d’Amoris lætitia (désormais AL), qui obligent les fidèles à se diriger comme par eux-mêmes. Le cardinal Burke, bien connu de tous, joua un rôle moteur dans l’expression de cette inquiétude des fidèles – inquiétude active, car il s’agit pour eux de continuer à vivre catholiquement – au sujet de la foi et de la morale.

Rapide historique de l’affaire d’Amoris lætitia

1/ Le déroulement : la question de la communion à donner aux divorcés remariés (mais aussi aux concubins et homosexuels en concubinage) joua un rôle de revendication symbolique contre la prétendue « rigidité » morale de l’Église depuis le dernier concile. La pratique de très nombreux prêtres, en France est de les y admettre sans problème depuis longtemps. Ils ont été appuyés par de nombreuses déclarations de théologiens, livres, articles, qu’il serait trop long d’énumérer.

Peu après l’élection du Pape François, à sa demande, le cardinal allemand Walter Kasper, qui fut président du Conseil pour l’Unité des Chrétiens, développa la position d’ouverture sur ce sujet lors du consistoire du 20 février 2014. Ensuite, cette affaire fut menée avec un grand savoir-faire, par une équipe constituée par cardinal Baldisseri, Mgr Bruno Forte, Mgr Fernandez, le P Antonio Spadaro, Mgr Paglia. Deux assemblées synodales sur le thème de la famille eurent lieu en octobre 2014 et en octobre 2015. Et à la fin, le Pape publia une Exhortation apostolique post-synodale, texte résumant théoriquement les travaux du synode, datée du 19 mars 2016, Amoris lætitia, sur « l’amour dans la famille ».

 

2/ Le contenu : c’est le chapitre VIII qui fait difficulté. Précisons que l’introduction d’AL explique, de manière très claire, qu’il ne s’agit pas d’un texte dogmatique, mais « pastoral ». Le chapitre VIII traite spécialement des divorcés engagés dans une nouvelle union stable et ayant des enfants. Dans cette situation l’Exhortation pose des règles pour un « discernement spécial » (n. 301). L’accès aux sacrements est traité en note, de manière un peu embarrassée (note 351). Y est posé un principe théologique novateur : « Il n’est plus possible de dire que tous ceux qui se trouvent dans une certaine situation dite ‘irrégulière’ vivent dans une situation de péché mortel, privés de la grâce sanctifiante. […] Un sujet, même connaissant bien la norme, peut avoir une grande difficulté à saisir les ‘valeurs comprises dans la norme’ ou peut se trouver dans des conditions concrètes qui ne lui permettent pas d’agir différemment et de prendre d’autres décisions sans une nouvelle faute » (301).

Donc en certaines circonstances, l’adultère ne serait pas un péché. Ce qui s’oppose frontalement à la doctrine antérieure rappelée par Familiaris consortio n. 84, de Jean-Paul II, qui précisait que si de graves raisons empêchaient les « remariés » de ne plus vivre sous le même toit, ce devait être comme frères et sœurs.

3/ Les effets furent :

  • Interprétations totalement divergentes des épiscopats : la région de Buenos Aires et Malte, par exemple, en rajoutèrent sur le texte pour la distribution des sacrements. Inversement, l’épiscopat de Pologne affirma que rien n’était changé. Il en est de même des évêques individuellement : le cardinal Barbarin alla dans le sens libéral, tandis que l’évêque de San Luis en Argentine disait que rien n’était changé.
  • Les protestations furent très fortes avant le document, durant les synodes (livres publiés par 5 cardinaux, puis par 11 cardinaux, puis par des évêques d’Afrique). Et après aussi. L’acte le plus fort fut celui des dubia – questions auxquelles on répond par oui ou par non – de 4 cardinaux au Pape (en réalité, 6), en 2016 : « Une personne qui vit habituellement en contradiction avec le commandement de Dieu qui interdit l’adultère se trouve-t-elle dans une situation objective de péché grave habituel ? » Pas de réponse.
  • Et surtout, désarroi des fidèles et des prêtres livrés à eux-mêmes pour donner la pénitence et l’eucharistie.

En un sens, ce n’est pas nouveau. En regardant la période d’après le concile Vatican II (1962-1965), on voit une sorte de marée libérale qui cherchant à recouvrir la doctrine de l’Église en la relativisant :

  • Avec le Concile, sur plusieurs points précis mais décisifs, c’était la doctrine ecclésiologique qui était visée. Évoquons seulement l’œcuménisme, dont le principe cardinal est celui de la « communion imparfaite » : entre la communion de foi et l’absence de communion, les protestants sont par exemple en état de « communion imparfaite », comme des catholiques imparfaits. Dans ce contexte problématique de flou doctrinal, une nouvelle messe très problématique fut promulguée, qui exprime de manière beaucoup plus faible spécialement la doctrine de la messe comme sacrifice offert pour les péchés.
  • Cependant, Paul VI avait résisté à de terribles pressions et avait tenu bon moralement en condamnant la contraception (Humanæ vitæ, 1968). Cela entraîna de terribles attaques, mais l’enseignement moral avait tenu bon, grâce spécialement au corpus doctrinal de Jean-Paul II sur ce point au travers de ses encycliques (Veritatis splendor), ses catéchèses, discours, l’exhortation apostolique post-synodale Familiaris consortio. Tout ce qu’on appela la « restauration », avec des communautés, journaux, séminaires, qui sans être traditionnels étaient cependant très classiques, s’abriat en quelque sorte derrière cette digue morale.
  • Mais voilà que 50 ans après, en 2017, cette digue cède à son tour, ce qui plonge l’Église à nouveau dans la tempête. Je revis ce que j’ai connu sous Paul VI.

L’instinct de la foi

 

Même si les deux termes sont souvent employés indifféremment, on peut distinguer le sensus fidei individuel et le sensus fidelium collectif :

  • a) Le sensus fidelium peut être pratiquement assimilé à « l’infaillibilité passive » dans ce qui doit être cru. L’Église dans son ensemble a une capacité native à entendre les paroles de ceux qui l’enseignent au nom du Christ. Elle ne peut tomber dans l’erreur en croyant. S. Vincent de Lérins dans le Commonitorium (2, 6) écrit: « Nous suivrons la foi catholique, si nous professons que celle-là est l’unique vraie foie, que confesse toute l’Église dans tout l’univers ».
  • b) Chez chaque croyant, le sensus fidei est un instinct qui accompagne la vertu de foi. Comme toutes les vertus qui donnent une espèce d’instinct connaturel (par exemple un instinct de réserve et de pudeur, qui accompagne la chasteté), la foi produit une sorte d’instinct qui incline à poser des actes d’adhésion à la vérité révélée (Somme théologique, IIa-IIæ q. 2, a. 3, ad 2).

Bien sûr, seul le Magistère détermine en définitive s’il s’agit de sensus fidei ou de conjoncture humaine. Ainsi, c’est le sens de la foi qui faisait croire à l’Immaculée conception avant que ne fût promulgué le dogme ; mais c’était seulement une conjecture humaine qui faisait accroire à certains que Marie aurait été conçue sans acte charnel par le baiser fécondant d’Anne et Joachim à la Porte Dorée.

Le sensus fidei/fidelium incline par avance à adhérer à tout enseignement de l’Église. Il est semblable, en cela, à l’instinct qui accompagne la vertu d’obéissance, qui incline par avance à se soumettre aux ordres du supérieur. Et dans tous les cas où le supérieur est moralement ou physiquement empêché, le sujet doit présumer, en vertu de son instinct d’obéissance, de ce que le supérieur ordonnerait. De même pour la foi. En agissant ainsi, le sujet appelle même l’intervention du supérieur pour confirmer le bien-fondé des actions justes et vertueuses contre ceux qui contestent ce bien-fondé. C’est en somme ce que fit le cardinal Burke. Lorsque se présenta aux curés de France, le dilemme de prêter ou non le serment constitutionnel, les non-jureurs se déterminèrent par eux-mêmes selon leur sensus fidei, en attendant que Pie VI le condamna, ce qu’il mit du temps à faire.

On peut aussi parler d’intervention de l’instinct de la foi dans la survie de la messe traditionnelle après 1969. Summorum Pontificum (qui certes, ne règle pas tout) confirma quarante ans plus tard le bien-fondé de l’attitude de ceux qui avaient continué de la célébrer ou d’y assister. On peut de même parler d’intervention de l’instinct de la foi dans l’enseignement du catéchisme « d’avant », à la place des catéchismes qui ont envahi toutes les paroisses et écoles dès la fin des années soixante. Le Catéchisme de l’Église catholique, qui ne règle certes pas toutes les difficultés, n’a été publié qu’en 1992, soit une vacatio catechismi pratique de trente ans, si elle ne dure pas encore – Les Trois Blancheurs continuent à rendre les plus grands services –.

Il en est de même de la crise ouverte par les ambiguïtés d’AL. La difficulté est que cela introduit la confusion chez les fidèles, qui ne peuvent se rattacher à une norme claire. Mais l’aspect paradoxalement positif, est que cela oblige à réagir, parce que la morale est concrète : c’est blanc ou noir. Et par le fait, cela pousse à demander ces clarifications adossées au magistère infaillible. Car l’Église n’est pas une démocratie. Les refus de prêter serment constituèrent indubitablement un « appel d’air » pour l’intervention pontificale.