Espérer un salut universel – résumé de la thèse par Mgr C. Kruijen

Espérer un salut universel ?

À propos d’une nouvelle publication sur la réalité de la damnation

C. Kruijen, Espérer pour tous, Sedes Sapientiæ 142 (4:2017), p.75-87

Art. Sedes Sapientiae 142 (2017), 75-87

Tiré de Sedes Sapientiæ 142 (4/2017), p. 75-87.

Le mois de février 2017 a vu la parution d’un nouvel ouvrage consacré à la question de la damnation et du salut universel dans la théologie contemporaine. Il s’agit d’une version revue et considérablement augmentée d’une thèse de théologie dogmatique soutenue le 20 janvier 2009 à l’Université pontificale saint Thomas d’Aquin (Angelicum), à Rome (mention Summa cum Laude). Rédigée sous la direction du Père Charles Morerod, o. p., aujourd’hui évêque de Lausanne, Genève et Fribourg, cette thèse a obtenu le prix “Henri de Lubac” 2010 (remis le 15 avril 2011)[1]. L’auteur a bien voulu nous présenter cette étude si importante pour répondre à des erreurs actuelles.

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Christophe J. Kruijen, Peut-on espérer un salut universel ? Étude critique d’une opinion théologique contemporaine concernant la damnation (coll. Sagesse et cultures), Paris, Parole et Silence, 2017, 784 p.[2]

Introduction à la problématique

L’intitulé de l’ouvrage, Peut-on espérer un salut universel ?, fait allusion à un opuscule publié par Hans Urs von Balthasar en 1986, Was dürfen wir hoffen ?, rendu approximativement par Espérer pour tous dans la traduction française (1987). Ce dernier titre indique la position problématisée ici : au-delà de l’affirmation d’un salut universel ou de celle d’un jugement à deux issues, qui implique la damnation de certains hommes, il existerait la possibilité non plus d’affirmer ou de nier, mais d’espérer le salut de tous les hommes. Il ne s’agit donc pas ici d’un travail sur l’enfer en général. La question est de savoir si la damnation d’hommes est une réalité ; elle n’est pas de savoir s’il est sûr que tous soient sauvés, ce qui aurait relevé d’un travail sur la restitution universelle ou apocatastase.

 

Contexte, enjeux et intérêt de la problématique

Disons tout d’abord que la théologie catholique (mais pas seulement) vient d’une situation où il allait de soi que tous les hommes ne seront pas sauvés, sans que soit d’ailleurs niée pour autant la volonté divine de les sauver tous. On observera que l’affirmation d’un salut partiel n’était pas seulement le fait de théologiens privés, mais se rencontrait jusque dans des catéchismes censés redonner la foi de l’Église, en évitant les simples opinions théologiques. On peut citer à titre d’exemple un texte du magistère ordinaire universel, le Catechismus romanus, qui déclare au sujet des paroles de consécration du vin :

Si nous en considérons […] la vertu, nous sommes obligés d’avouer que le sang du Seigneur a été répandu pour le salut de tous. Mais si nous examinons le fruit que les hommes en retirent, nous comprenons facilement que beaucoup seulement, et non pas tous, en ont profité. […] C’est donc avec raison qu’il n’a pas été dit : pour tous, puisqu’il s’agissait en cet endroit des fruits de la Passion, qui n’a apporté le fruit du salut qu’aux seuls élus[3].

Ce qui faisait l’objet de discussions n’était pas tant le fait de la réprobation que le nombre d’hommes qui en feraient l’objet. Au-delà d’un salut partiel, beaucoup de théologiens estimaient en réalité que seul un petit nombre parviendrait au salut. L’ampleur de cette opinion est soulignée par le fait que Suarez († 1617) semble être le premier théologien important des temps modernes qui, tout en admettant la théorie du petit nombre des sauvés pour l’ensemble du genre humain, se refusait à l’accepter pour les catholiques en particulier.

Ce consensus autour d’un salut partiel s’est désagrégé à partir des années 1950, environ. Depuis, un nombre croissant de théologiens estiment que rien n’oblige à croire qu’il existe de fait des réprouvés. Par conséquent, il serait non seulement permis, mais, selon certains auteurs, l’on serait même tenu d’espérer que tous les hommes, absolument parlant, parviendront au salut. Karl Rahner formule cette position de la manière suivante : « Nous devons maintenir côte à côte, sans les harmoniser, les doctrines de la puissance de la volonté salvifique universelle de Dieu, de la rédemption de tous par le Christ, du devoir d’espérer le salut pour tous, et la doctrine de la vraie possibilité de la perdition éternelle »[4]. Il n’existe pas, cependant, de consensus à ce sujet. Pour s’en convaincre, il suffirait de renvoyer au colloque sur le thème de l’enfer qui s’est déroulé à Florence du 11 au 13 décembre 2008[5], et dont l’orientation était nettement contraire à l’universalisme[6].

La tendance de fond penche cependant aujourd’hui assez nettement en faveur de l’espérance d’un salut universel – Bernard Sesboüé l’a estimée « largement dominante chez les plus grands théologiens d’aujourd’hui »[7] –, au point qu’il semble que la difficulté soit maintenant plus grande de se perdre, qu’elle n’était auparavant de parvenir au salut. Certains théologiens vont même jusqu’à affirmer la nécessité d’un salut universel ou à nier l’enfer, comme le suggère cette finale d’un article encyclopédique consacré à ce thème : « Celui qui prend au sérieux le message du pardon ne peut croire à aucun enfer »[8]. Cela se vérifie en particulier dans le grand public, pour lequel il apparaît plus ou moins évident que tous seront sauvés. Ce renversement copernicien, mais aussi le fait que des divergences d’opinion perdurent, posent une vraie question théologique. C’est elle qui a suscité l’étude ici présentée.

Ajoutons que l’intérêt de ce travail dépasse le seul plan de la recherche théologique. Il est aussi d’ordre existentiel, pastoral et éthique. Existentiel, parce que nous serons tous confrontés un jour personnellement à la fin de notre pèlerinage terrestre et que, pour citer Jean-Paul II, « derrière les mystérieuses portes de la mort se profile une éternité de joie dans la communion avec Dieu ou de peine dans l’éloignement de Dieu »[9]. Concrètement, cela signifie que tous s’entendront dire en face, irrévocablement et pour l’éternité : « Entre dans la joie de ton Seigneur » (Mt 25, 21.23) ou : « Jamais je ne vous ai connus ; écartez-vous de moi, vous qui commettez l’iniquité » (Mt 7, 23). Intérêt pastoral, ensuite. Selon que l’on considère la damnation comme une réalité ou seulement comme une hypothèse plus ou moins théorique, la pratique de la confession, par exemple, notamment à l’heure de la mort, revêtira une importance tout à fait différente. La même chose vaut pour les choix moraux en général, et la prise en compte ou, au contraire, l’évacuation de la gravité, et donc de la dangerosité, du péché en particulier. En effet, la gravité du péché lui vient, certes, de ce qu’il offense Dieu lui-même, mais aussi de ce qu’il peut être mortel, et par là-même susceptible d’entraîner la mort éternelle de celui qui le commet.

 

But et méthode

Mis à part la finalité lointaine du salut des âmes, le but de l’ouvrage est triple : d’abord présenter, ensuite vérifier, enfin questionner. La présentation des positions concernant la réalisation de la damnation fait l’objet de la première partie. Cette enquête passe en revue un nombre conséquent (vingt-sept) de dogmaticiens couvrant l’essentiel du XXe siècle, tout en privilégiant deux auteurs, H. U. von Balthasar et Karl Rahner, en raison de leur rôle important dans la diffusion de l’opinion dite de “l’espérance pour tous”. L’étude ne se limite cependant pas à inventorier les positions respectives, comme avait pu le faire Hans Stich au début des années 1980[10]. Nous avons souhaité aller plus loin, en affrontant la question de la vérité de l’opinion théologique en débat. Il s’agissait donc non seulement de constituer un solide dossier sur la question, mais aussi d’oser une détermination. Cette dernière semble d’autant plus nécessaire qu’il arrive que la thèse de l’espérance universelle ne soit même plus discutée à titre d’hypothèse, mais soit présentée, y compris en faculté de théologie, comme étant la pensée même de l’Église. Une telle situation ne saurait dispenser d’une interrogation rigoureuse sur le bien-fondé de cette opinion, d’autant plus que demeurent des avis divergents.

Pour opérer ce discernement critique de manière théologiquement fondée, nous avons donc entrepris, dans une seconde partie, de mesurer l’hypothèse du salut universel à l’aune de l’enseignement des Saintes Écritures, de la Tradition et du Magistère. La question de l’existence de la damnation n’est pas, en effet, une affaire d’impressions ou d’opinions, mêmes majoritaires, mais dépend du donné révélé, règle suprême de la foi. Jésus le savait bien, lorsqu’au sujet du châtiment définitif du mauvais riche, il mit ces mots dans la bouche d’Abraham : « Du moment qu’ils n’écoutent pas Moïse et les prophètes, même si quelqu’un ressuscite d’entre les morts, ils ne seront pas convaincus » (Lc 16, 31). Il est possible de discerner dans cette sentence l’attestation que l’existence d’un jugement à deux issues, se traduisant ici par le sort diamétralement opposé de Lazare et du mauvais riche, appartient aux mystères de la foi révélée, tout en échappant fondamentalement à la vérification expérimentale. De plus, le troisième évangile semble livrer ici la raison ultime pour laquelle il est vain de vouloir démontrer l’existence de la réprobation à celui qui refuse d’accorder crédit aux avertissements des Saintes Écritures.

Enfin, au-delà de la vérification de la valeur d’une opinion théologique, le but était d’adresser un questionnement critique à la manière dont est répercuté aujourd’hui le thème (du risque) de la perdition dans la catéchèse chrétienne. Qu’en est-il de la fidélité au dépôt de la foi à ce sujet ? Ne cède-t-on pas trop fréquemment à la tentation d’occulter, de désamorcer ou d’édulcorer un aspect dérangeant du message évangélique, finissant ainsi par falsifier la Parole de Dieu (cf. 2 Co 2, 17 ; 4, 2) ? Par exemple, lorsqu’il est affirmé dans le Catéchisme de l’Église catholique que, « suivant l’exemple du Christ, l’Église avertit les fidèles de la “triste et lamentable réalité de la mort éternelle” appelée aussi ‘enfer’ » (n° 1056), il est permis de constater qu’en bien des endroits, ce devoir sacré de mise en garde est en réalité trahi ou du moins négligé dans une très large mesure.

 

Résultats

Mais venons-en aux résultats essentiels de l’ouvrage. Laissant de côté le chapitre préliminaire, commençons par le chapitre deux, consacré à H. U. von Balthasar. Au terme d’une étude approfondie fondée sur un grand nombre de textes, il a paru que, nonobstant le souci répété de maintenir la « possibilité réelle » de la réprobation, l’approche balthasarienne finit, dans l’ensemble, par évider cette possibilité. On peut mentionner ici les arguments essentiels justifiant cette appréciation : a/ le mécanisme de la rédemption et du jugement conçus comme séparation du pécheur et du péché en soi, b/ l’hypothèse des effigies, cette part de l’homme donnée au péché, sorte d’« empreinte en creux » (Hohlform) du pécheur (mort ou encore vivant) qui possèderait ainsi son « décalque » (Doppelbild) en enfer, c/ le fait que le péché et l’enfer soient conçus comme étant englobés – unterfaßt, dirait Balthasar – dans la distance toujours déjà plus grande entre le Père et le Fils, d/ le fait qu’en vertu de sa liberté infinie, Dieu peut estimer comme non définitif le ‘non’ définitif que l’homme est censé pouvoir lui opposer en vertu d’une liberté seulement finie, e/ la théologie du samedi saint ou du descensus faisant de l’enfer un lieu christologique, traversé et assumé par le Christ, qui remet ainsi en cause de l’intérieur l’endurcissement des pécheurs morts, f/ enfin l’enfer conçu non plus comme un état de châtiment des pécheurs, mais comme les latrines du monde où se déverse le péché en soi, désormais séparé des pécheurs, et où s’autodétruit le second chaos engendré par le péché. Laissant ici de côté les problèmes d’orthodoxie que soulève la théologie balthasarienne du descensus, notamment en ce qui concerne la mort comme fin du status viae, il est possible de retenir que cette approche débouche sur une réinterprétation radicale de l’enfer et tend à impliquer, même si Balthasar s’en défend, la nécessité d’un salut universel. Dans cette perspective, une damnation, si elle est encore dite réellement possible, n’est en réalité plus pensable. On peut ici notamment se demander si le point d/ n’implique pas que la liberté de l’homme se réduise en fait à une pseudo-liberté.

Pour ce qui est du chapitre trois consacré à K. Rahner, disons seulement que nous avons cru pouvoir montrer à partir d’un nombre considérable de textes que, en comparaison avec Balthasar, le théologien d’Innsbruck maintient, dans l’ensemble, plus fermement la réalité de la possibilité de la damnation. Si cette conclusion est exacte, Rahner devrait être considéré comme un représentant plus authentique de la position théorique de l’espérance pour tous.

Le chapitre quatre a permis de mettre en lumière les arguments avancés par un nombre conséquent de théologiens, tant en faveur de l’affirmation de la réprobation de certains hommes, que de la remise en cause de cette certitude, documentant ainsi le glissement progressif vers l’espérance universelle au cours du siècle dernier. On notera à cet égard que certains théologiens de renom, comme Charles Journet et Leo Scheffczyk – tous deux créés cardinaux en raison de leurs travaux –, ont maintenu la position traditionnelle d’un jugement à deux issues.

Consacré au témoignage biblique, le chapitre cinq a amené à conclure qu’au-delà des différences entre les modèles eschatologiques, la doctrine d’un jugement à deux issues est solidement ancrée dans les Saintes Écritures et que l’hypothèse d’une remise en cause de cet enseignement évangélique par l’apôtre Paul n’est pas plausible. Si ce qu’affirme lapidairement l’exégète Joachim Gnilka est vrai, à savoir que « le jugement est séparation »[11], il s’ensuit que la projection d’un jugement non discriminant reviendrait à modifier la nature même du jugement tel qu’il a été révélé. Il est remarquable à ce propos que la plupart des partisans de l’espérance pour tous, y compris Balthasar, admettent que Jésus a toujours parlé d’un jugement à deux issues[12]. On a ici affaire à ce phénomène étonnant où un contenu, dont on reconnaît pourtant clairement l’appartenance à la Révélation, est réduit à l’ordre hypothétique pour des raisons dont aucune ne nous a semblé convaincante. Il est possible de citer ici à titre d’exemple le théologien protestant Emil Brunner qui, tout en déclarant ignorer l’existence de la réprobation d’hommes, affirme que « l’Écriture ne parle pas du salut de tous, mais au contraire du jugement et d’une double issue : béatitude et damnation »[13]. Ailleurs, le même auteur, que Balthasar n’aurait pourtant pas pu taxer d’« infernaliste »[14], avait admis honnêtement :

Le jugement ne signifie […] pas seulement un dévoilement de ce qui est caché dans l’homme, mais il est krisis, séparation. […] C’est contredire totalement l’ensemble de la tradition évangélique de Jésus que d’attribuer cette représentation insupportable pour l’homme moderne d’une séparation définitive à la dureté de l’Église postérieure et de se servir contre elle de la prédication de Jésus comme religion de l’amour sans peur[15].

Plus fort encore, parce que provenant d’un théologien catholique (disciple de Rahner) pour lequel l’enfer n’est qu’un mythe, Herbert Vorgrimler estimait à son tour que

le bavardage au sujet d’un Jésus doucereux qui aurait annoncé un Dieu inconditionnellement débonnaire, aujourd’hui largement répandu dans les Églises chrétiennes, est incontestablement une projection scientifiquement intenable d’un être-accueilli sans risque. Dans la science historique, on ne met nulle part en doute que Jésus a parlé d’une miséricorde de Dieu certes sans limites, mais non sans conditions, et que pour Jésus la venue du règne de Dieu présupposait nécessairement le jugement de Dieu[16].

Constatant, avec Joseph Ratzinger, que l’attente d’une restauration universelle tirait fondamentalement son origine du système philosophique et non de l’Écriture, nous avons conclu du chapitre six que « la tradition de la grande Église a pris une autre voie »[17], l’hypothèse d’une “espérance pour tous” au sens contemporain du terme lui étant par ailleurs inconnue. Certes, les hésitations quant à l’existence de la damnation définitive (ou sa négation) n’ont pas fait défaut au cours de l’ère patristique, mais force est de reconnaître qu’elles sont restées, somme toute, un phénomène à la fois second – elles ne surviennent qu’au IIIe siècle, en rupture avec le témoignage unanime et très ferme des Pères apostoliques et postapostoliques des deux premiers siècles de l’ère chrétienne – et secondaire au vu de l’ensemble de la Tradition. Se référant à la doctrine de ces Pères, Giovanni Filoramo a d’ailleurs reconnu à juste titre qu’« avec l’école d’Alexandrie et en particulier avec Origène, cette fidélité aux données bibliques connaît une rupture significative »[18].

Tenant compte du fait que le Magistère est souvent le parent pauvre dans la discussion autour de la damnation, nous avons tenu à consacrer un chapitre substantiel, le septième, à cet aspect important de la thématique en question. En effet, beaucoup d’auteurs se contentent d’affirmer très rapidement que, primo, l’Église n’a jamais dit d’un homme en particulier qu’il était damné, alors qu’elle canonise beaucoup de saints et que, secundo, il n’existe pas de texte définissant que des hommes sont réprouvés. Cela permettrait, dit-on, de déduire que nous ignorons la réalisation de la réprobation. Or, d’une part, il n’est évidemment pas nécessaire de savoir qui est damné pour savoir que des hommes sont damnés. D’autre part, c’est oublier non seulement que tout ce qui est de foi n’a pas été formellement défini, mais aussi qu’il existe de nombreux textes magistériels s’inscrivant dans un schéma classique à deux issues. Avec l’audience pontificale du 28 juillet 1999, on peut dire que l’ignorance de l’Église s’étend, en principe, à l’identité des réprouvés, et non au fait même de la réprobation (relevons ici la rectification significative apportée a posteriori au texte de l’audience) : « La damnation demeure une possibilité réelle, mais il ne nous est pas donné de connaître, sans révélation divine spéciale, quels êtres humains sont effectivement concernés »[19].

Il convient encore de signaler l’impasse qui est souvent faite sur les implications de l’affirmation, par l’Église, de l’existence de l’enfer et de son éternité. Une telle affirmation présuppose à vrai dire l’existence de l’état de damnation. Cela relèverait, en effet, d’un matérialisme grossier que de concevoir l’enfer comme une sorte de pénitencier susceptible d’être vide. Est-il plausible alors que l’affirmation de l’enfer ait pour seul motif l’existence des démons ? En réalité, partant de l’Écriture, l’Église a souvent dit que certains hommes allaient partager le sort des anges déchus, comme l’atteste, par exemple, la définition de foi du concile de Latran IV qui ne parle en rien des réprouvés à titre d’hypothèse. De fait, on y lit, comme en écho à Jn 5, 28-29, que

[Jésus Christ] viendra à la fin des temps juger les vivants et les morts et rendre à chacun selon ses œuvres, aussi bien aux réprouvés qu’aux élus. Tous ressusciteront avec leur propre corps qu’ils ont maintenant, pour recevoir, selon ce qu’ils auront mérité en faisant le bien ou en faisant le mal, les uns un châtiment sans fin avec le diable, les autres une gloire éternelle avec le Christ[20].

On voit bien, dans ce texte, que les « réprouvés » (« les uns ») et les « élus » (« les autres ») ne peuvent viser que des hommes. On observera aussi dans ce contexte que le Catéchisme de l’Église catholique parle à deux reprises des « damnés », et ce sans employer le conditionnel (cf. nn° 633 ; 1031).

Le huitième et dernier chapitre propose enfin une évaluation critique, dans laquelle on trouvera, notamment, des éléments de réponse à quelques objections majeures couramment avancées à l’encontre de l’existence de la réprobation, en particulier a/ l’amour et la miséricorde de Dieu, b/ le manque de charité consistant à penser que d’autres (que soi-même) puissent être damnés, c/ la damnation d’autrui comme empêchement à la béatitude et d/ le manque de “capacité” de se perdre. Sans ignorer l’un ou l’autre aspect positif de la sensibilité universaliste, une série de risques qu’elle entraîne ont été ensuite dégagés dans ce chapitre, comme celui d’accentuer encore la présomption du salut, le refroidissement du zèle pour travailler au salut des âmes et la perte du sens de la gravité et de la dangerosité du péché. Pour terminer, quelques pistes pour de futures recherches ont été esquissées.

Conclusion

Dans le climat souvent polémique et passionnel entourant la question ici traitée, l’ouvrage présenté a cherché à privilégier une approche rationnelle fondée sur le donné positif de la Révélation, en contraste avec le sentimentalisme ambiant. La seconde partie ayant démontré que plusieurs arguments centraux avancés en faveur de l’universalisme peuvent (et doivent) être contestés, nous avons retenu, par conséquent, que la thèse de “l’espérance pour tous” repose sur des bases trop fragiles pour pouvoir être retenue. En l’absence de détermination formelle du Magistère portant sur cette thèse nouvelle, celle-ci est à considérer, selon nous, non comme une hérésie en tant que telle, mais comme une proposition erronée[21]. Seul le maintien net d’un jugement à deux issues est conforme aux enseignements des Saintes Écritures, de la Tradition et du Magistère ecclésiastique.

L’existence réelle de damnés n’exclut cependant pas une espérance universelle au sens relatif, c’est-à-dire visant le salut de chaque homme vivant en particulier. La position défendue ici n’implique donc pas la résignation ou le désespoir, mais devrait, au contraire, stimuler l’engagement à travailler à la conversion de tous (cf. 2 P 3, 9). Comme l’écrivait Paul VI, « Ne diminuer en rien la salutaire doctrine du Christ est une forme éminente de charité envers les âmes »[22].

Mgr Christophe C. Kruijen

Mgr Christophe J. Kruijen est prêtre du diocèse de Metz et a travaillé auprès de la Congrégation pour la doctrine de la foi de 2008 à 2016.

[1] Créé par l’Ambassade de France près le Saint-Siège en 2004, le prix “Henri de Lubac” est destiné à subventionner la publication et la diffusion des meilleures thèses écrites en français et soutenues dans une des institutions universitaires pontificales de Rome. Le jury était composé des cardinaux Paul Poupard, président, Georges Cottier, o. p., et Albert Vanhoye, s. j., ainsi que de Mgr Jean-Louis Bruguès, o. p., et du P. Gilles-Hervé Masson, o. p.

[2] Voir également, du même auteur : « Du petit nombre des sauvés à l’espérance d’un salut universel. Réflexions critiques au sujet d’une opinion théologique contemporaine concernant la damnation », Revue thomiste, vol. 116 (2016), p. 283-318.

[3] Catechismus Romanus, 2, 4, 24, dans Pedro Rodríguez et al., éd., Città del Vaticano – Barañain-Pamplona, Libreria Editrice Vaticana – Ediciones Universidad de Navarra, 1989, p. 250 : « [Nam] si eius virtutem inspiciamus, pro omnium salute sanguinem a Salvatore effusum esse fatendum erit; si vero fructum quem ex eo homines perceperint, cogitemus, non ad omnes, sed ad multos tantum eam utilitatem pervenisse facile intelligemus. […] Recte ergo factum est ut pro universis non diceretur, cum hoc loco tantummodo de fructibus passionis sermo esset, quae salutis fructum delectis solum attulit ».

[4] Karl Rahner, art. « Hölle », dans Karl Rahner – Adolf Darlap, éd., Sacramentum mundi. Theologisches Lexikon für die Praxis, vol. II, Freiburg i.Br., Herder, 1968, col. 737 : « Wir haben die Sätze von der Macht des allgemeinen Heilswillens Gottes, der Erlösung aller durch Christus, der Pflicht der Heilshoffnung für alle und den Satz von der wahren Möglichkeit ewiger Verlorenheit unverrechnet nebeneinander aufrechtzuerhalten ».

[5] Les Actes de ce colloque, publiés d’abord dans la revue Fides catholica (2/2008 et 1-2/2009), ont été réunis dans Serafino M. Lanzetta (éd.), Inferno e dintorni. È possibile un’eterna dannazione? La verità escatologica dell’inferno e le sue implicazioni antropologico-teologiche, Siena, Cantagalli, 2010.

[6] Par « universalisme » / « universaliste », l’on entend ici non ce qui a trait à la volonté salvifique universelle de Dieu, qui ne fait aucun doute, mais ce qui vise à affirmer la possibilité ou même la réalité d’un salut effectif de tous les hommes.

[7] Bernard Sesboüé, La résurrection et la vie. Petite catéchèse sur les choses de la fin, Paris, Desclée de Brouwer, 2004, p. 163. On peut ajouter cette affirmation d’un théologien carme : « Aujourd’hui, la majorité des théologiens sont d’accord pour affirmer que l’on doit espérer pour tous les hommes une issue heureuse du jugement » (Jean-Baptiste Lecuit, La Croix, 13-14 avril 2013, p. 14).

[8] Bernhard Lang, art. « Hölle », dans Peter Eicher, éd., Neues Handbuch theologischer Grundbegriffe, vol. II, München, Kösel, 2005, p. 173 : « Wer die Botschaft von der Vergebung ernst nimmt, kann an keine Hölle glauben ».

[9] Exhortation apostolique Reconciliatio et paenitentia (2 décembre 1984), 26 (nous soulignons).

[10] Cf. Hans Stich, Die Möglichkeit des Heilsverlustes in der neueren Theologie, Ludwig-Maximilians-Universität, München, 1982 (thèse doctorale inédite). Bien que datée, cette recherche garde sa valeur en tant qu’inventaire, pour ainsi dire exhaustif, sur la question.

[11] Joachim Gnilka, Das Matthäusevangelium, vol. II, Freiburg i.Br., Herder, 1988, p. 372 : « Gericht ist Scheidung ».

[12] Voir ainsi Hans Urs von Balthasar, Espérer pour tous, trad. fr. Henri Rochais et Jean-Louis Schlegel, Paris, Desclée de Brouwer, 1987, p. 26 (original : Was dürfen wir hoffen?, Trier, Johannes Verlag Einsiedeln, 21989, p. 24) : « Le Jésus qui a parlé aux juifs du jugement de Dieu l’a toujours présenté, conformément à leur mentalité, comme un jugement à deux issues ». La traduction, qui a : « deux issues possibles », a été rectifiée d’après le texte orignal.

[13] Emil Brunner, Die christliche Lehre von Gott (= Dogmatik, vol. I), Zürich, Zwingli Verlag, 21953, p. 380 : « Von der Allbeseligung spricht die Schrift nicht, sondern im Gegenteil vom Gericht und einem doppelten Ausgang: Seligkeit und Verdammnis ».

[14] Balthasar appelle « Infernalisten » ceux qui maintiennent l’existence effective d’hommes damnés : voir son Kleiner Diskurs über die Hölle, Freiburg i.Br., Johannes Verlag Einsiedeln, 31999, p. 25. La traduction française de Jean-Louis Schlegel a rendu l’expression par « partisan[s] de la solution infernale » (L’enfer. Une question, Paris, Desclée de Brouwer, 1988, p. 25).

[15] Emil Brunner, Das Ewige als Zukunft und Gegenwart, Zürich, Zwingli Verlag, 1953, p. 194 : « Das Gericht bedeutet […] nicht nur ein Offenbarwerden des im Menschen Verborgenen, sondern es ist Krisis, Scheidung. […] Es widerspricht völlig der ganzen Evangelienüberlieferung von Jesus, diese, dem modernen Menschen unerträgliche Vorstellung von einer endgültigen Scheidung der Unbarmherzigkeit der späteren Kirche zuzuschreiben und dieser gegenüber die Predigt Jesu als Religion der Liebe ohne Angst auszuspielen ».

[16] Herbert Vorgrimler, Geschichte der Hölle, München, W. Fink Verlag, 21994, p. 13 : « Das in den christlichen Kirchen heute weithin übliche Gerede von einem überaus sanften Jesus, der einen bedingungslos gutmütigen Gott verkündet hätte, ist zweifellos eine wissenschaftlich nicht haltbare Projektion eines risikofreien Angenommenseins. In der historischen Wissenschaft wird nirgendwo bezweifelt, daß Jesus zwar von einem grenzenlosen, aber nicht von einem bedingungslosen Erbarmen Gottes gesprochen hat, und daß für Jesus das Kommen der Gottesherrschaft unweigerlich das Gericht Gottes zur Voraussetzung hatte ».

[17] Joseph Ratzinger, La mort et l’au-delà. Court traité d’espérance chrétienne, trad. Henri Rochais, Paris, Fayard, 21994, p. 224 (original : Eschatologie – Tod und ewiges Leben, « Kleine katholische Dogmatik, 9 », Regensburg, Pustet, 61990, p. 177).

[18] Giovanni Filoramo, art. « Enfer », dans Angelo Di Berardino, dir., Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien, vol. I, Paris, Cerf, 1990, p. 817.

[19] Jean-Paul II, Audience générale du 28 juillet 1999, dans Insegnamenti di Giovanni Paolo II, vol. XXII/2 (1999), Città del Vaticano, Tipografia poliglotta vaticana, 2002, p. 82 : « La dannazione rimane una reale possibilità, ma non ci è dato di conoscere, senza speciale rivelazione divina, quali esseri umani vi siano effettivamente coinvolti ».

Le texte prononcé originellement par le pape disait : « La dannazione rimane una reale possibilità, ma non ci è dato di conoscere, senza speciale rivelazione divina, se e quali esseri umani vi siano effettivamente coinvolti » (L’Osservatore Romano, 29 juillet 1999, p. 4 [nous soulignons]). C’est cette version qui est reproduite dans la Documentation catholique 96 (1999), p. 759 : « La damnation demeure une possibilité réelle, mais il ne nous est pas donné de connaître, sans révélation divine spéciale, si et quels êtres humains sont effectivement concernés » (nous soulignons). La suppression, dans la version postérieure des Insegnamenti, des deux petits mots soulignés manifeste de la part des instances du Saint-Siège un refus discret d’adopter la thèse, selon laquelle le fait même de la damnation demeure inconnu.

[20] Concile de Latran IV, chap. 1 : Définition de foi (1215), dans Heinrich Denzinger – Peter Hünermann – Joseph Hoffmann, éd., Symboles et définitions de la foi catholique, Paris, Cerf, 1997, n° 801 : « [Iesus Christus] venturus in fine saeculi, iudicaturus vivos et mortuos, et redditurus singulis secundum opera sua, tam reprobis quam electis: qui omnes cum suis propriis resurgent corporibus, quae nunc gestant, ut recipiant secundum opera sua, sive bona fuerint sive mala, illi cum diabolo poenam perpetuam, et isti cum Christo gloriam sempiternam ».

[21] L’hérésie suppose « la négation obstinée, après la réception du baptême, d’une vérité qui doit être crue de foi divine et catholique, ou le doute obstiné sur cette vérité » (Code de droit canonique, can. 751). À notre avis, l’existence de la damnation est une vérité de foi divine, puisque contenue dans la Révélation transmise tant par voie orale (Tradition), que par écrit (Saintes Écritures). Par contre, étant donné qu’une définition formelle de cette vérité de la part du magistère ecclésiastique semble bien faire défaut à ce jour, il ne paraît pas possible de la considérer comme une vérité de foi catholique. Même si l’existence de la damnation ne peut être comparée à celle de la résurrection en termes de centralité par rapport au mystère du salut, on aimerait rappeler dans ce contexte, par analogie, qu’en Mc 12, 27 le Christ avait qualifié comme étant « grandement dans l’erreur » les négateurs de la résurrection, vérité encore discutée à cette époque, un peu comme l’existence de la perdition aujourd’hui.

[22] Lettre encyclique Humanae vitae, n° 29.