Continence et tempérance dans la Somme de Théologie de S. Thomas d’Aquin – Abbé C. Debris, Nova et Vetera 88

Continence et tempérance

dans la Somme de Théologie

de S. Thomas d’Aquin

Article publié par M. l’Abbé Cyrille Debris dans Nova et Vetera 88 (2013/2), p. 185-221 pour sa thèse de doctorat en théologie de l’Institut S. Thomas d’Aquin de Toulouse, 2012.

Continence et tempérance chez S. Thomas Nova et Vetera 2013-2

 

Mgr. Robert Sokolowski, l’un des brillants esprits de l’école de philosophie de la Catholic University of America, lorsqu’il enseigne l’Éthique à Nicomaque d’Aristote considère que le livre VII en ses chapitres I à X, peut être considéré comme une clé de lecture essentielle pour entrer pleinement dans l’œuvre en son ensemble. La continence et l’incontinence, son opposé, expliquent bien des comportements humains. Certes, le philosophe grec n’avait évidemment pas recours aux enseignements de la doctrine catholique qui donnent un éclairage essentiel comme le péché originel et le foyer de péché (fomes peccati) qui en résulte, mais St. Thomas, l’un des commentateurs les plus autorisés d’Aristote, lui, disposait de cette compréhension. Marqué par cet enseignement, l’opposition continence-incontinence a été l’une des grilles que nous avons utilisées lorsque nous avons consacré notre thèse de doctorat de théologie à l’Institut St. Thomas d’Aquin de Toulouse au sujet suivant : « ‘Amor Dei congregativus’. Pour une ontologie de la division intérieure. Désintégration et réunification de la personne humaine dans la Summa Theologiæ de St. Thomas d’Aquin ». Nous aimerions présenter dans cet article cet aspect particulier de l’anthropologie humaine, l’un des éléments qui expliquent cet enseignement de Gaudium et Spes 10 : « En vérité, les déséquilibres qui travaillent le monde moderne sont liés à un déséquilibre plus fondamental qui prend racine dans le cœur même de l’homme [Jc 4, 1]. C’est en l’homme lui-même, en effet, que de nombreux éléments se combattent. D’une part, comme créature, il fait l’expérience de ses multiples limites ; d’autre part, il se sent illimité dans ses désirs et appelé à une vie supérieure. Sollicité de tant de façons, il est sans cesse contraint de choisir et de renoncer. Pire : faible et pécheur, il accomplit souvent ce qu’il ne veut pas et n’accomplit point ce qu’il voudrait [Rm 7, 14ss]. En somme, c’est en lui-même qu’il souffre division, et c’est de là que naissent au sein de la société tant et de si grandes discordes ».

  1. Le problème de l’incontinence
    1. Le syllogisme tronqué de l’incontinent

Dans son article synthétique, Bonnie Kent[1], affirme que, selon Aristote, l’incontinent (akratès) ne choisit pas l’acte qu’il accomplit et il ne croit pas non plus que cet acte soit bon. On l’explique usuellement par le fait que l’incontinent souffre d’une ignorance temporaire, mais coupable. Il ne parvient pas à voir en quoi les principes moraux sains auxquels il tient s’appliquent à sa situation présente. Ou bien encore on dit qu’il voit bien comment les principes s’appliquent mais qu’il est poussé par son appétit à agir de manière contraire. Car la raison pratique suit une logique similaire à la raison spéculative, sauf qu’elle se termine par une action au lieu d’une conclusion. Voyons d’abord un exemple de syllogisme pratique normal pris en-dehors du contexte de l’incontinence, pour plus de clarté.

Le syllogisme se fonde sur deux propositions ou prémisses, la majeure et la mineure, constituées d’un sujet, d’une copule (le verbe être souvent) et d’un prédicat (S ⊂ P) :

Termes
Prémisse majeure Moyen MAJEUR
Mon père ne doit pas être tué [par moi]
or…
Prémisse mineure Mineur moyen
Cet homme est mon père
donc…
Conclusion Mineur MAJEUR
Cet homme ne doit pas être tué [par moi]

Justement, l’ignorance, qui est cause du péché, se joue à ce niveau-là du particulier (la circonstance particulière que c’est bien lui mon père) et non pas au niveau du principe universel (règle de raison). Celui qui serait disposé à commettre dans l’absolu un parricide et tuerait son père en ignorant qu’il l’est pécherait plus gravement que celui qui le tuerait en connaissant la prohibition générale du parricide mais en ignorant que cet homme-là contre lequel il se défend est bien son père (comme Œdipe, enfant abandonné, tuant son père Laïos qu’il avait pris pour un chef de bande). Dans ce cas, cette ignorance sur le particulier, qui relève plus de la cause accidentelle éloignant l’obstacle (sicut removens prohibens) que de la cause essentielle, serait la cause immédiate du péché et non pas une ignorance (invincible ?) de la morale sur le parricide qui confine au vice (alors il « ne pèche pas parce qu’il ignore, mais pèche tout en ignorant »)[2].

Or, l’incontinent ne raisonne pas avec un simple syllogisme mais avec un syllogisme à deux majeures, celle suggérée par la passion et celle reflétant sa connaissance habituelle, mais au contraire d’Aristote qui ne cite pas la prohibitive, St. Thomas les cite toutes dans son Commentaire sur le l. VII de l’Éthique : « Toute sucrerie est plaisante » et « Rien de ce qui est sucré ne devrait être goûté en dehors des repas ». La prémisse qui est perdue de vue sous l’influence de la passion est « C’est maintenant le temps hors des repas ». L’incontinent ne considère donc pas la circonstance particulière qui devrait rendre applicable la majeure prohibitive[3]. Dans la I-II, 77, 2, ad 4, il varie l’exemple pour prendre le péché de luxure plutôt que la classique question des sucreries[4]. Voici le syllogisme qu’il ébauche et que nous développons :

Syllogisme Syllogisme de l’incontinent Syllogisme du continent
Prémisse majeure Les plaisirs sont à rechercher La fornication est à éviter
Prémisse mineure Cette femme me donne une occasion de plaisir Une relation avait cette femme serait de la fornication
Conclusion J’ai une relation avec cette femme Je m’abstiens de forniquer avec elle

L’incontinent passe ainsi de deux à quatre propositions : deux particulières et deux universelles. Au plan de l’universel : l’une relève de la raison « il ne faut commettre aucune fornication », l’autre de la passion : « il faut chercher son plaisir ». Et il a bien les deux, passant de l’un à l’autre, suivant qu’il est, oui ou non, sous l’emprise d’une passion. « Donc la passion lie la raison pour qu’elle ne fasse aucune application et ne tire aucune conclusion du premier de ces principes ; aussi, tout le temps que dure la passion, la raison procède et conclut selon le second principe »[5]. En fait, l’incontinent joue logiquement sur plusieurs tableaux[6], sur le connu et l’inconnu car la volonté (et le péché doit être un acte volontaire) ne peut se porter que sur ce qu’elle connaît au moins sous un certain aspect. « On sait qu’un acte est délectable, cependant on ignore que c’est un péché »[7].

La question se joue donc entre l’articulation de la connaissance universelle (qui ne peut être dominée par la passion, Socrate avait raison) et particulière. L’acte de l’incontinent est certes volontaire mais ne provient pas d’un choix ! Chez l’incontinent, la connaissance générale n’est pas en cause : il soutient la majeure prohibitive de toute sa raison, mais il suit la majeure permissive, qui n’indique pas sa conception du bien, mais seulement de l’agréable. Les deux majeures ne s’opposent pas frontalement mais seulement accidentellement. La principale différence entre Aristote et St. Thomas est que ce dernier affirme que la volonté joue un rôle. À ce propos, il convient de rappeler que St. Thomas se démarque, selon Andrea Robiglio, d’Aristote à propos du siège de l’incontinence : pour Aristote elle était finalement réductible à un problème d’articulation âme-corps, intelligence et sensibilité, tandis que pour St. Thomas, il s’agit d’un problème à l’intérieur même des facultés supérieures de l’âme, entre la raison et la volonté[8].

Agir contre son choix peut tout de même être agir en accord avec sa volonté[9]. Ainsi St. Thomas considère bien que la continence ou l’incontinence ne siègent pas dans le corps mais dans l’âme[10], bien que l’appétit sensible assaille à certains moments l’âme dans les deux cas. Et dans l’âme, elle siège dans la volonté et non pas dans le concupiscible, autrement le continent ne serait pas soumis à ces luttes, à la manière du vertueux qui a dépassé ce stade de la division intérieure, ni dans la raison puisque l’incontinent tient aux mêmes principes théoriques que le continent, simplement il n’arrive pas à les appliquer[11]. Cette faiblesse de l’âme est comparable à une infirmité du corps car ce qui devrait dominer (ici la raison) ne le peut momentanément, tel un paralytique qui ne contrôle plus ses membres[12].

En effet, personne n’agit directement suivant ses principes, mais on doit toujours passer par le concret d’actions particulières, donc quitter le domaine de l’abstraction pour pénétrer le domaine des sens. Pour agir droitement, il faut toujours tenir ces deux aspects, à la fois de l’universel et du particulier. Il ne faut jamais perdre de vue la fin ultime à laquelle doit être ordonnée l’action dans les particularia sans se laisser engluer en eux (au risque d’être fragmenté par une succession d’actes particuliers indépendants les uns des autres), ni rester au niveau des généralités qui risqueraient d’empêcher d’agir[13]. Or les passions peuvent agir de plusieurs manières pour empêcher le passage d’une connaissance habituelle, universelle, à une connaissance actuelle, particulière.

St. Thomas étudie ce point précis en I-II, 77, 2[14]. L’homme a donc besoin de cette double science universelle et particulière et il suffit d’un défaut de l’une ou de l’autre pour empêcher la rectitude de la volonté et de l’action. Or, il arrive qu’un homme ait la science au plan universel comme de savoir qu’il ne faut jamais commettre la fornication, et cependant qu’il ne sache pas que, dans ce cas particulier, il ne faut pas faire cet acte qui est une fornication. Ou bien encore, une chose peut être connue par habitus mais pas considérée en acte, donc on sait parfaitement la règle universelle ET ce cas particulier, cependant on ne l’a pas actuellement présent à l’esprit hic et nunc. Cela peut résulter de trois facteurs : un manque d’application, comme quand un bon géomètre ne prend pas garde à des conclusions de géométrie qui devraient lui sauter aux yeux. Parfois cela vient de quelque empêchement (occupation extérieure ou infirmité), c’est ainsi que la passion l’empêche d’y porter son attention, de trois manières. Soit par le détournement d’énergie lié à la distraction, soit par opposition directe (la passion incline le plus souvent à l’opposé des principes universels que l’on connaît), soit par une modification organique qui lie la raison (sommeil, ivresse ou folie par colère ou amour). Cette tripartition reprend précisément celle donnée en I-II, 33, 3 sur les empêchements dans l’usage de la raison à cause des plaisirs externes à l’opération. Reilly note de manière intéressante qu’il faudrait plutôt parler d’une unique explication de l’incontinence qui se décline en trois facteurs plutôt que de trois explications distinctes. Ainsi, les cas d’incontinence impliqueraient une modification physique causant une passion excessivement intense qui s’oppose et distrait tout à la fois la personne de sa connaissance universelle habituelle[15]. Il est suivi par l’intéressante analyse de Jörn Müller qui considère par exemple que la distractio est précisément due à cette transformation corporelle qui accapare les énergies et fait passer d’un syllogisme à l’autre en minant le lien logique entre la majeure et la mineure, ce qui renvoie tout de suite à la contrarietas[16].

La prémisse mineure ne joue pour les incontinents qu’au niveau de la connaissance qu’aurait un homme ivre. L’incontinent tend à rester au niveau des généralités (une forme de pure objectivité) alors que le continent est plus concret en appliquant le cas général à sa propre subjectivité d’agent. Le continent, contrairement à l’incontinent, ne peut pas s’appuyer sur une passion, sur un appétit[17]. Le désir entrave donc le raisonnement, mais d’une certaine manière seulement qui faisait conclure que Socrate avait raison dans le sens où la connaissance n’est pas surmontée par l’émotion[18]. De fait, la forme la plus haute de connaissance, telle qu’exprimée dans la majeure, demeure inattaquée. Seulement la mineure, plus proche de la perception, est surmontée par la passion. L’incontinent n’abandonne pas l’opinion universelle, simplement ne se l’applique pas. Enfin, il revient à soi d’une manière similaire à un homme ayant cuvé son vin ou se réveillant d’un sommeil. C’est une question pour lui de nature physiologique. L’homme connaît la règle mais n’est pas en mesure de l’appliquer. Elle est restée dans l’ordre intellectuel mais n’est pas encore passée dans les faits, dans les mœurs car cela exige une discipline et un combat, à l’issue duquel, on peut espérer passer du stade de la continence à la vertu. D’où le rôle essentiel des habitus, c’est-à-dire des vertus et en particulier pour l’action de la principale, la prudence. Mais auparavant il nous faut encore éclairer la distinction entre l’incontinence et l’intempérance.

  1. Distinction entre incontinence et intempérance

St. Thomas traite de cette distinction entre incontinence et intempérance principalement dans la II-II puisque c’est le traité des vertus in specie. Le Docteur angélique suit toujours le même plan pour chacune des vertus, d’abord théologales (foi, espérance et charité : II-II, q. 1-46) puis cardinales (prudence, justice, force et tempérance : II-II, 47-170) : il étudie la vertu en elle-même de manière assez générale, les dons de l’Esprit Saint qui y sont liés puis de manière plus précise les parties ou vertus annexes, et enfin les vices qui s’y opposent à chaque fois. Pour la vertu de tempérance (II-II, 141-170) qui clôt les vertus cardinales, il étudie d’abord la tempérance en elle-même (II-II, 141) et les vices opposés en général (sur les plaisirs, essentiellement du toucher par excès avec l’insensibilité, puis par défaut avec l’intempérance et sur les tristesses par défaut : la timidité ; II-II, 142). Avant un court point un peu isolé sur les préceptes de la tempérance (II-II, 170), il passe aux parties de cette vertu, intégrales (pudeur et honnêteté en II-II, 144-145) puis subjectives (commençant par les vertus liées aux plaisirs de la nourriture et vices opposés en II-II, 146-150 puis passant aux plaisirs de la chair en II-II, 151-154) et enfin potentielles. Parmi les potentielles figurent la continence et son vice opposé : l’incontinence (II-II, 155-156), puis la clémence (II-II, 157-159) et la modestie (II-II, 160-169). Pour traiter cette distinction entre l’incontinence et l’intempérance, on trouvera donc le plus d’éléments dans la partie générale (II-II, 141-143) et dans la partie spéciale (II-II, 155-156).

Commençons par l’article central II-II, 156, 3 : si le continent pèche plus que l’intempérant ? L’intempérant est beaucoup plus pécheur que le continent principalement car sa volonté incline plus au mal. Or, pour qu’un péché soit pleinement péché, il faut qu’il soit volontaire. Si on a vu que l’incontinent pèche volontairement, toutefois sa volonté n’est pas aussi impliquée que chez l’intempérant. « Chez l’intempérant la volonté est inclinée à pécher par son propre choix, qui procède d’un habitus acquis par la coutume. Chez l’incontinent, au contraire, la volonté est inclinée à pécher par une passion. Et parce que la passion passe rapidement tandis que l’habitus est ‘une qualité qui change difficilement’, il en résulte que l’incontinent se repent aussitôt que la passion a cessé ; ce qui n’arrive pas à l’intempérant, qui se réjouit plutôt d’avoir péché, car l’acte du péché lui est devenu connaturel en raison de l’habitus »[19].

Bonnie Kent, s’interrogeant si la pensée de l’incontinent était tellement tordue par la passion qu’elle l’amenait à considérer l’acte comme bon ou simplement à cesser de le voir comme mauvais répond que beaucoup d’interprètes penchent pour la seconde solution à propos d’Aristote, mais pourtant que St. Thomas défend bien la première, toutefois uniquement au niveau du particulier[20]. Pour lui, l’incontinent choisit l’acte qu’il pose, simplement pas à la manière de l’intempérant. Cela se comprend par la nuance qu’il introduit encore plus clairement dans le De Malo que dans notre article entre « peccare ex electione » (l’intempérant) et « peccare eligens » (l’incontinent). Dans le premier cas, l’origine (ex) qui indique son principe d’action est l’habitus mauvais, donc la malice qui lui est devenue une seconde nature (ex se ipso), tandis que l’incontinent agit par faiblesse due à la passion qui le domine à ce moment-là[21]. St. Thomas utilise la comparaison d’une pierre que l’on jetterait en l’air pour illustrer l’incontinence, qui suit donc un mouvement impulsé de l’extérieur contre son mouvement naturel, tandis que la pierre qui tombe serait l’intempérance qui suit son mouvement naturel vers le bas[22]. Attention toutefois à ne pas en déduire que l’incontinence ne relèverait pas du volontaire mais du compulsif[23]. Par contre, il est vrai que l’incontinent n’agit pas autant de l’intérieur que l’intempérant en ce sens que la passion joue de l’extérieur sur sa volonté. Kent fait la distinction entre le choix dispositionnel et le choix épisodique, suivant telle occurrence, pour lequel il fait un mauvais jugement[24].

Risto Saarinen reprend en gros les conclusions de B. Kent, mais veut aller un peu plus loin pour pouvoir mieux rendre compte des distinctions qui existent entre les œuvres philosophiques de St. Thomas (le Commentaire de l’Éthique à Nicomaque VII) et théologiques (la Summa theologiæ et le De Malo). L’auteur interprète la recta electio dans le Sent. in Eth Nic. VII, 4 non pas comme une décision effective ponctuelle mais comme une bonne disposition en général. De plus, il considère que l’attaque de la passion constitue la première étape de l’akrasia : il contrarie le juste choix dispositif qui cause l’ignorance de la prémisse mineure et par conséquent le glissement vers le syllogisme perverti. La délibération actuelle de la prémisse majeure erronée ne commence qu’ensuite, dans une seconde étape, qui est une perversa electio : là l’incontinent choisit « with choice », par un choix perverti qu’il croit temporairement être juste. Mais cela ne présuppose pas, au regard de la première étape, aucun choix consciemment mauvais. Autrement dit, « quand [St. Thomas] dit que la personne akratique agit non ex electione, il pense que le glissement qui intervient durant la première étape n’est absolument pas choisi. Mais quand il tient que l’akratês agit eligens, il se réfère au choix perverti de la seconde étape »[25]. Il y voit une illustration précisément en II-II, 156. Dans l’article 1, l’akrasia est comprise comme faiblesse (debilitas), incapacité à suivre les commandements de la raison comme première étape (« ex aliqua passione »), puis vient le syllogisme perverti et le choix de la seconde étape (« ex propria electione » dans l’article 3) qui est le péché proprement dit car l’incontinent choisit ici et maintenant la fausse alternative (« hoc nunc esse eligendum » en ad 1 du même article 3). Ce vice est donc transitoire au lieu d’être habituel chez l’intempérant[26].

On pourrait parler chez l’intempérant de fossilisation d’une tendance au point de devenir une seconde nature. Le vice comme la vertu ont une dimension de connaturalité très forte. Les vicieux sont en quelque sorte devenus leur vice. La dimension volontaire se joue donc au niveau de la durée, mais pas uniquement. Autant on peut dire qu’un incontinent risque de retomber souvent dans le même type de péché par faiblesse, peut-être même durant toute sa vie, tant qu’il se repent (il regrette généralement aussitôt le péché perpétré), il n’est pas encore devenu intempérant. Ce serait le cas le jour où il se trouverait une justification pour pécher même en-dehors d’une passion surgissant en lui avec fougue. Là, il jugerait à froid, en toute maîtrise de ses facultés, sans l’anesthésie de la raison par la passion sensible.

D’ailleurs, dans l’ad 1, St. Thomas approfondit sa comparaison, en étudiant la distinction entre les deux péchés du point de vue de l’ignorance de l’intellect chez le continent et l’intempérant[27]. L’ignorance, si elle précédait l’appétit, pourrait l’excuser partiellement voire totalement. Mais l’ignorance de la raison qui suit l’appétit aggrave la faute, à proportion de ce qu’elle indique l’étendue de l’inclination mauvaise de l’appétit. Chez l’incontinent, l’ignorance est passagère, le temps qu’il est sous le coup de la passion. Chez l’intempérant, l’ignorance est permanente car elle touche à l’habitus (en plus elle est voulue, au contraire des fous qui la subissent). St. Thomas compare cela à un accès de fièvre au contraire d’une maladie chronique comme la phtisie[28]. Mais, plus grave encore que la durée, l’ignorance touche aux principes mêmes chez l’intempérant et pas chez l’incontinent. Le second sait fort bien, à froid, que la fornication par exemple est un péché et il y souscrit sans réserve : simplement devant telle tentation de la chair, il y succombe. Mais c’est un cas particulier, un singulier. L’intempérant au contraire est vicié beaucoup plus profondément car il considère que la fornication n’est même pas un problème, jamais. Donc la connaissance universelle ou de l’absolu est pervertie car ses principes et sa fin sont corrompus[29].

L’intempérant a une plus grande maîtrise de sa volonté et est finalement moins soumis à la violence d’une passion, mais choisit librement de céder, même à de faibles tentations car il recherche le plaisir en général, comme une fin, presque méthodiquement[30]. Chez l’incontinent, l’habitus est bon mais l’acte est mauvais, chez l’intempérant, l’acte est mauvais car l’habitus l’est aussi. L’intempérant ne voit même plus qu’il est mauvais et même, il n’est pas rare qu’il cherche à se justifier car il finit par penser comme il vit[31], voire à s’en glorifier[32]. Il cherche souvent à en entraîner d’autres dans sa débauche car les vicieux perdent le sens du péché et de la honte s’ils en voient d’autres agir comme eux[33]. Pourtant l’intempérance est bien la plus blâmable puisqu’elle s’oppose à l’honneur dû à la supériorité de l’homme sur la bête par sa raison et que là, par le sexe, il s’assimile aux brutes. Elle est encore contraire à la gloire car elle diminue l’éclat de la créature rationnelle faite à l’image de Dieu[34].

Bonnie Kent insiste beaucoup sur le fait que pour St. Thomas, d’une certaine manière, même l’incontinence reste cependant volontaire, même si ce n’est pas du tout du même registre que l’intempérance puisqu’elle reste limitée au niveau des particuliers et pas des principes. Mais sans cela, l’incontinence ne serait même pas imputable à péché ! De fait, la convoitise rendrait normalement l’acte encore plus volontaire[35]. Mais le cas de l’incontinent se distingue par exemple aussi du cas du timide qui agit par crainte contre ce qu’il se proposait. Chez le craintif en effet, demeure toujours la répugnance de la volonté au moment où il agit, alors que chez l’incontinent, « la volonté antérieure, par laquelle il répudiait ce qu’il convoite, ne demeure pas, mais elle se trouve changée pour vouloir maintenant ce que d’abord elle répudiait »[36]. La volonté n’est donc pas contrariée sur le moment mais seulement en rapport avec l’avant et l’après sous le coup provisoire d’une passion[37].

Comme l’incontinence se manifeste généralement par un manque de résistance face aux tentations sexuelles, approfondissons cette description de l’intempérance en reprenant avec St. Thomas l’analyse du vice de la luxure pour voir où se loge le péché en toutes ses ramifications dans les différentes facultés. La luxure manifeste de manière éclatante la division intérieure issue du péché originel puisque avec elle, l’appétit sensible violemment attiré par les délectations sexuelles, perturbe les facultés supérieures : la raison et la volonté.

  1. Du côté de la volonté, la raison intervient par quatre actes dans l’agir humain :
    1. La simple intelligence appréhende une fin comme bonne. L’entrave de la luxure est l’aveuglement de l’esprit.
    2. La délibération réfléchit au meilleur moyen d’atteindre la fin proposée. Elle est entravée par la précipitation.
    3. Le jugement sur ce qu’il convient de faire est entravé par l’inconsidération.
    4. Le commandement de faire ce qui a été jugé est empêché par l’impétuosité de la concupiscence (en fait l’inconstance)[38].
  2. Du côté de la volonté, on note deux actes :
    1. L’appétit de la fin est entravé par l’amour de soi et donc la haine de Dieu que cela implique nécessairement car Il prohibe cette délectation pourtant désirée.
    2. L’appétit des moyens se manifeste par un attachement excessif à vie présente pour en jouir, ce qui va de pair avec un désespoir de la vie future et un dégoût des réalités spirituelles (proche de l’acédie ?)[39].

Ce traitement du vice de la luxure et des péchés qui en naissent donne quelques éclaircissements sur les différences entre l’incontinence et l’intempérance. Du point de vue de la faculté rationnelle, l’aveuglement de l’esprit semble être le symptôme le plus marquant pour l’intempérance, tandis que la précipitation (défaut de la délibération) et l’inconstance (défaut de commandement), voire l’inconsidération (défaut du jugement) relèveraient plus de l’incontinent. Quant à la volonté, c’est clairement pour l’intempérant l’appétit de la fin qui est dévoyé mais plutôt celui des moyens pour l’incontinent. Pourrait-on dire que l’intempérant n’est certes pas ce qu’il devrait être mais finit par s’en accommoder alors que l’incontinent au contraire, en est plus malheureux, d’où un sentiment plus fort et apparent de division intérieure ? L’intempérant serait en réalité comme consolidé dans son mal par l’habitus et donc la division est plus profonde mais sournoise car moins ressentie sinon visible. La luxure contribue fortement à cette division intérieure car elle « se rapporte principalement aux voluptés sexuelles, celles qui dissolvent le plus et tout spécialement l’âme de l’homme »[40]. Cette « dissolution » (resolutio) est due à la multiplicité des attraits, sans cesse renouvelés, attirant l’âme et l’enfonçant toujours plus dans les réalités purement terrestres[41]. De manière générale, la tradition caractérise ainsi tous les hommes dépourvus de vertus : « Les méchants, bien que parfois ils ne souffrent pas en cette vie de peines temporelles, en souffrent cependant de spirituelles. D’où cette affirmation de St. Augustin : ‘Tu as ordonné, Seigneur, et il en est ainsi, qu’une âme en désordre soit à elle-même son châtiment’. Et le Philosophe dit des méchants : ‘Leur âme se débat, ceci la tire d’un côté, cela d’un autre’ »[42].

Il est plus difficile évidemment de guérir de l’intempérance que de l’incontinence car il faut aller beaucoup plus profond. La connaissance du bien et du mal tant dans l’universel que dans les particuliers est requise, qui peut être donnée par des admonitions et corrections du point de vue extérieur, mais il y faut aussi la grâce du point de vue intérieur[43]. St. Thomas, reprenant Aristote, assimile par analogie l’intempérance à un péché puéril. L’enfant comme l’intempérant sont attirés pour la laideur en tant qu’il ne se conforme pas à la raison comme le beau l’exprime. Si rien n’est fait pour s’y opposer, les deux cas vont se renforcer dans leur indépendance, au risque de se voir mener par la concupiscence comme par un quasi-déterminisme « comme le remarque St. Augustin : ‘L’asservissement à la passion crée l’habitude, et la non-résistance à l’habitude crée la nécessité’ ». Et cela n’est possible que par une forme de discipline qui doit orienter vers les réalités spirituelles tout l’être pour rendre moins forts les assauts de la convoitise[44]. Toute une pédagogie de la vertu doit donc être appliquée, non sans rigueur, pour permettre un développement de la personne humaine.

D’ailleurs, il convient de noter que pour St. Thomas, Dieu peut tolérer les péchés d’incontinence (pas d’intempérance !) pour des raisons pédagogiques ou médicinales[45]. L’orgueil est souvent un péché plus sournois dont la personne pourrait ne pas prendre conscience, au contraire du péché de chair pour lequel on éprouve une plus grande honte (d’où toute une stratégie du démon pour empêcher de recourir alors à la confession fréquente par peur d’être jugé par le prêtre). Aussi en tolérant de pécher par là même où l’homme est selon St. Thomas le plus proche des bêtes, Dieu enseigne avec beaucoup de pédagogie à ne pas s’élever au-dessus de notre véritable condition sans Sa grâce.

L’intempérant est normalement plus facile à guérir que la personne lâche qui craint la mort (timiditas < timor mortis). Il doit combattre des plaisirs qui surgissent moins fortement que la peur de la mort qui est une réaction nécessaire pour conserver le bien très précieux de la vie et donc qui diminue la peccaminosité[46]. De plus, l’intempérant peut mieux s’entraîner que le lâche car ces tentations sont plus fréquentes, tandis que faire face à la mort n’intervient généralement que peu de fois dans une vie. Enfin, l’intempérance est plus volontaire car provenant de l’intérieur même de la personne, au contraire du péril extérieur menaçant une vie et aussi parce que la volonté pourrait l’éviter plus facilement que ne se vainc un péril[47] en s’appliquant plus à l’universel que de descendre dans les particuliers : « les actes d’intempérance sont plus volontaires dans le particulier, mais moins volontaires dans le général : personne en effet, ne voudrait être intempérant ; cependant l’homme est attiré par des jouissances particulières qui le rendent intempérant. Aussi le meilleur remède pour éviter l’intempérance est-il de ne pas s’attarder à la considération de choses particulières. Mais, en ce qui concerne la lâcheté, c’est le contraire. Car les faits particuliers et subits, comme jeter son bouclier ou autres actes semblables, sont moins volontaires, tandis que l’attitude générale elle-même est plus volontaire, comme de chercher son salut dans la fuite »[48]. Concrètement, lorsqu’une femme émoustillerait les sens d’un homme par exemple, il lui faudrait éviter de s’attarder sur ses attraits généreux pour repenser à la totalité de la personne, y compris dans ses relations et ce qu’il entendrait vivre avec elle : assouvir une pulsion ou construire une relation stable et voulue par Dieu, quand bien même celle-ci serait initiée par une sensibilité à la valeur sexuelle de cette personne du sexe opposé.

Du fait que l’intempérant soit jugé plus sévèrement que l’incontinent, il semblerait que nous puissions reprendre la hiérarchie qu’établit Aristote dans l’Éthique à Nicomaque[49]. Le continent et l’incontinent se trouvent au centre du dispositif, à la jonction entre le bien et le mal, mais dans les deux cas avec une personnalité qui n’est pas encore totalement intégrée à cause de la véhémence des passions. Raison pour laquelle on ne peut pas encore à proprement parler de vertu pour la continence[50]. Le tempérant et l’intempérant seraient au contraire les vertueux et vicieux. Donc pour la vertu, le contrôle de la raison s’étend jusqu’aux puissances inférieures de l’appétit sensible. Enfin, parmi les vertueux, Aristote évoque une assimilation au divin qui n’est peut-être pas sans rappeler ce que l’Église catholique nomme « vertus héroïques » chez ceux qu’elle reconnaît comme saints confesseurs, qui étant saints se sont effectivement laissés diviniser[51] :

Divin
Vertueux
Continent (endurant)
Incontinent (mou)
Vicieux
Brute (pire que le statut animal)
  1. L’incontinence et les défauts liés à la prudence

Jörn Müller reprend dans son excellent article la structure de l’action que nous pouvons résumer ainsi :

  Intelligence Volonté
Fin 1) simple pensée à ce qui paraît bien

(apprehensio finis)

2) simple désir inefficace du bien désiré (appetitus finis)
3) jugement sur la faisabilité 4) intention efficace et sérieuse (intentio)
Moyens 5) délibération sur moyens nécessaires (consilium) 6) consentement à ces efforts attendus (consensus)
7) jugement pratique sur moyen opportun (iudicium practicum) 8) choix de ce moyen (electio)
9) commandement de la raison (imperium) 10) utilisation des moyens fixés (usus)
Conséquence 11) jouissance du bien obtenu (fruitio)

Il cherche à situer l’incontinence très précisément pour en dresser une sorte de typologie[52], suivant les niveaux qu’elle touche :

  1. a) l’incontinence intentionnelle (niveau 4 de l’action) marque un déficit d’alignement entre la volonté et la mise en œuvre concrète de principes moraux. Par le surgissement des passions la contradiction entre l’agir effectif et l’orientation de l’action déjà acceptée demeure latente car toute l’attention est attirée vers la fin sensible. L’incontinent ne prête pas attention à ce en quoi il croit, qui demeure habituel[53].
  2. b) l’incontinence consiliative (niveau 5) : la raison pratique est affectée par l’imagination. Cela peut conduire à ce que tous les éléments ne soient pas pris en ligne de compte, mais que s’opère un rétrécissement de l’angle sur des éléments conduisant à l’acte d’incontinence (l’aliment est vu comme sucré mais pas comme mauvais pour ma santé). Cela intervient soit par précipitation, soit par faiblesse[54].
  3. c) l’incontinence exécutive se joue au niveau de l’imperium (niveau 9) : l’élection a eu lieu, mais pas sa mise en pratique. Ce niveau semble se rapprocher pour Müller de la velléité[55]. Toutefois on peut lire cela d’une manière diachronique, or l’auteur affirme que St. Thomas envisage bien un cas synchronique, ce qu’il appelle « peccare contra conscientiam».
  4. d) l’incontinence motivationnelle. Le péché est un agere contra conscientiam où la conscience fonctionne comme la conclusion d’un syllogisme dont la majeure est fournie par la syndérèse et la mineure par l’application à un cas concret. Dans ce cas, la conscience juge droitement qu’il ne faut pas faire telle action mais l’electio s’y porte pourtant de manière contradictoire parce que le Docteur Angélique introduit cette distinction entre le jugement de la conscience et l’acte de libre choix ou élection. Cela provient du fait que l’élection, contrairement au jugement de conscience, peut mobiliser les affects au lieu de se contenter d’une simple connaissance au niveau assez théorique[56]. En quelque sorte, on peut dire avec les mots mêmes de St. Thomas que cela n’est pas descendu dans le cœur qui seul permettrait de trouver les motivations nécessaires pour ne pas pécher[57]. Müller l’appelle donc l’incontinence motivationnelle car l’incontinent n’a pas réellement intériorisé par appropriation personnelle l’enseignement moral pourtant perçu correctement. Et là encore la différence avec Aristote est sensible puisqu’il n’exprime pas cela comme un déficit cognitif mais dans le lien effectif entre la sphère moralo-cognitive et celle affectivo-pratique.

Pour mieux appréhender comment fonctionne l’incontinence, il convient de chercher à comprendre d’abord le cas qui devrait être normal, à savoir de la personne agissant vertueusement, c’est à dire gouvernée par la vertu principale de la prudence. De fait, l’incontinence ne s’oppose pas seulement à la continence, qui relève de la vertu de tempérance, mais bien aussi à différentes vertus constitutives de la prudence qui trahissent un défaut dans l’agir plus général qu’une simple faiblesse face aux sollicitations fortes de l’appétit sensible.

Il est apparu que l’incontinent ne parvenait pas à faire le lien entre l’universel auquel il adhère et le particulier qui surgit et le déstabilise car il n’est pas totalement maître de soi (« compos sui » dirait St. Thomas). Or, c’est précisément là que devrait intervenir la vertu de prudence, qui ne peut toutefois subsister sans les vertus morales précisément. Il s’agit donc là d’un cercle vicieux. L’incontinence a ainsi des répercussions qui vont fragiliser l’action prudente, voire empêcher l’agent d’atteindre réellement cette vertu. « Voilà pourquoi, de même qu’on est disposé à bien se comporter dans les grands principes, par simple intelligence naturelle ou par habitus de connaissance, de même pour bien se comporter dans les principes particuliers de la vie qui sont pour nous de véritables fins, il faut avoir une perfection donnée par des habitus : par ceux-ci il deviendra d’une certaine manière connaturel à l’homme de juger droitement la fin. Et ceci est 1’œuvre de la vertu morale, car il faut être vertueux pour avoir un jugement droit sur ce qui constitue la fin de la vertu, d’après cet axiome du Philosophe : ‘La fin apparaît à chacun selon ce qu’il est en lui-même’ »[58]. Si l’on a une juste appréciation de l’unité de la personne humaine, il n’est pas étonnant de voir que les sens qui nous donnent accès aux particuliers – qui constituent finalement eux-mêmes le véritable lieu d’exercice de la liberté humaine – sont indispensables tout comme les principes généraux fournis par la raison.

La prudence est « connaissance des choses à désirer et à éviter » (St. Augustin) : elle relève de la puissance cognitive (vis cognoscitiva) et non sensible donc de la raison qui « voit loin » (St. Thomas attribue au mot prudence l’étymologie de porro videns)[59]. Cependant, c’est une vertu intellectuelle et non pas morale au sens strict. Mais, contrairement aux autres vertus intellectuelles (sagesse, science et intellect), elle ne se rapporte pas aux choses nécessaires mais aux choses contingentes. Elle dépend ainsi de la raison pratique, donc se rapporte au contingent, tout comme l’art (que les médiévaux comprenaient comme l’artisanat plus que comme les beaux-arts). Par contre, l’art est lié aux sens extérieurs et « a pour objet les choses fabriquées, c’est-à-dire constituées dans une matière extérieure, comme une maison, un couteau, etc., tandis que la prudence concerne les actions, lesquelles ont leur existence dans l’agent lui-même »[60]. Suivant Aristote, la prudence est « recta ratio agibilium », la droite règle de l’action[61]. Le lien entre le niveau de l’universel et du particulier apparaît clairement comme relevant de la prudence : « Il revient à la prudence, non seulement de considérer selon la raison, mais encore de s’appliquer à l’œuvre, ce qui est la fin de la raison pratique. Or, personne ne peut appliquer convenablement une chose à une autre s’il ne les connaît toutes deux : ce qu’il faut appliquer, et ce à quoi il faut l’appliquer. Mais les actions ont lieu dans le singulier. Et c’est pourquoi il est nécessaire que le prudent connaisse et les principes universels de la raison et les singuliers, objets des opérations »[62].

Comme nous l’avions vu pour l’incontinent, nous fonctionnons avec la raison pratique – et donc en matière de prudence – comme avec la raison spéculative, par syllogismes. La syndérèse meut la prudence comme l’intellect des premiers principes meut la science, c’est-à-dire que dans les deux cas, on passe de principes généraux déjà présents en nous à des conclusions plus particulières par déduction. La syndérèse fournit les fins vers lesquelles les vertus morales tendent[63]. Mais pour parvenir à ces fins, il convient de passer par les actions concrètes qui doivent être marquées du sceau de la medieitas entre deux extrêmes. C’est ce juste milieu que fixe aux vertus morales la vertu de prudence suivant la droite raison. Et pour ne pas s’écarter de ce juste milieu sont nécessaires les vertus de tempérance et de force. La première empêche de s’en écarter sous l’effet des convoitises, la seconde sous l’effet de la crainte ou de l’audace[64]. En effet, la prudence, qui n’est pas qu’une connaissance, ne diminue pas tant par l’oubli comme le feraient un art ou une science, que par les passions contraires, surtout en matière de délectable et tristesse (passions modérées par la tempérance)[65]. On voit ainsi le véritable nœud entre les vertus intellectuelles et morales car il n’y a pas de prudence sans un appétit droit[66]. C’est seulement alors que se vérifie véritablement et pleinement la raison de vertu qui « rend bon celui qui la possède, et bonne l’œuvre qu’il accomplit »[67].

La prudence consiste principalement dans l’acte de commandement (præcipere)[68]. Donc les principaux vices contraires à la prudence, qui dérivent de la luxure, vont s’exprimer particulièrement là[69], et parmi ceux-ci se manifestent des conséquences de l’incontinence sur la prudence. Si, dans les arts on admire celui dont la raison commande de faire exprès une faute pour une certaine raison car cela prouve une maîtrise d’autant plus excellente de son art, autant on réprouve cela dans le domaine de l’agir moral (l’intempérant). Ainsi, le professeur de lettres qui glisse à volonté des erreurs difficiles à déceler pour exercer ses élèves à l’art de la correction ou bien l’écrivain qui pratique la licence poétique. Par contre dans le domaine moral, on préfère à l’intempérant l’incontinent qui a commis une faute sans la vouloir. De fait, nous ne sommes pas tous égaux en matière de prudence. Outre des dispositions naturelles différentes, interviennent à la fois l’éducation et l’enseignement d’une part, et l’expérience, d’autre part[70].

St. Thomas définit huit éléments constitutifs de la prudence[71], qui aideront à voir les répercussions de l’incontinence dans l’agir moral car nous présentons à chaque fois que possible le vice contraire :

  1. Cinq éléments relèvent de la puissance intellectuelle (cognitive), c’est-à-dire de la délibération. L’opposé en est la précipitation ou témérité qui agit par impétuosité de la volonté ou des passions, sautant des étapes nécessaires (de la raison à l’action, l’agent descend sans passer par les cinq étapes). Cette attitude relève de l’orgueil comme refus de se plier à la règle d’un autre[72]. Notons trois catégories :
    1. En tant que la prudence touche la connaissance :
  1. des choses passées : la mémoire (memoria). Comme les choses contingentes n’arrivent pas nécessairement, les règles prudentielles ne valent que dans la plupart des cas (ut in pluribus). Plusieurs souvenirs sont donc nécessaires pour former l’expérience, qui permettra de bien délibérer à l’avenir[73].
  2. des choses présentes : l’intelligence (intelligentia), comprise comme la droite estimation des premiers principes que l’on accepte comme connus par soi, et s’appliquant à une fin particulière[74].
    1. En tant que la prudence touche l’acquisition de la connaissance :
  1. la docilité (docilitas) : un homme n’a pas de quoi, par lui-même, acquérir suffisamment d’expériences pour couvrir la variété des possibilités s’offrant à lui. Il doit capitaliser sur celles des autres qui lui sont transmises[75].
  2. la sagacité (eustochia sive solertia) : rapide estimation du juste milieu, mais par soi-même cette fois-ci[76]. Le vice opposé est la négligence, comme refusant de choisir (nec eligens) les moyens adaptés[77].
    1. En tant que la prudence use de la connaissance. La raison, à partir de ce qui est connu en matière de premiers principes (fournis par l’intellect, intime pénétration de la Vérité), tire des conséquences comme pour une démonstration[78]. C’est aussi une manière de juger de ce qui a été délibéré. Le contraire est l’inconsidération (ou inapplication) qui néglige dans son jugement ce qu’il a délibéré droitement[79].
  1. Trois éléments relèvent du commandement. Son contraire est l’inconstance.
    1. La prévoyance (providentia) ordonne quelque chose comme approprié à la fin car les choses contingentes (nécessairement futures car le passé comme le présent sont déjà de l’ordre du nécessaire) doivent être prévues, suivant le modèle de la prévoyance divine[80]. N’oublions pas que l’homme, par sa nature rationnelle, participe de qualités divines, parmi lesquelles la Providence, tant pour lui que pour les autres[81]. C’est un des moyens d’exercer sa liberté responsable.
    2. La circonspection (circumspectio) tient compte non seulement de la chose bonne en elle-même mais aussi des circonstances[82] car pour qu’une action soit bonne, comme nous le savons, plusieurs choses entrent en jeu[83].
    3. La précaution (cautio) tient compte du risque que ne se mêlent des éléments faux[84].

Si nous cherchons maintenant à diagnostiquer sur quels points porte plus particulièrement l’incontinence, St. Thomas en voit deux : « D’une première façon, l’âme cède aux passions avant même d’avoir consulté la raison : c’est ‘l’incontinence effrénée’, ou ‘prévolition [impétuosité]’. D’une autre façon, l’homme ne s’en tient pas à ce qui lui a été conseillé, du fait qu’il est faiblement attaché au jugement que la raison a porté, aussi appelle-t-on cette incontinence-là une ‘débilité [faiblesse]’ »[85]. Ce dernier point ne va pas sans une certaine négligence toutefois[86]. Cependant, puisque la prudence consiste surtout dans le commandement ou dimension impérative (præcipere), le vice opposé de l’inconstance joue un rôle majeur. Abandonner un bon propos délibéré n’intervient qu’en cédant après coup à un plaisir désordonné suggéré par l’appétit. La faute en revient d’abord à la raison qui change d’avis sur un propos déjà délibéré et jugé, alors qu’elle aurait les moyens de résister à cette tentation[87]. Les passions qui, dans la puissance appétitive, pourraient être en cause dans l’inconstance sont l’envie (tristesse du bien d’autrui[88], relevant donc du concupiscible) et la colère (appétit de vengeance[89] relevant de l’irascible)[90]. Mais l’inconstance s’oppose plus à la force car persévérer (demeurer constant et ferme) dans le bien lorsque survient un obstacle majeur (in arduis) relève bien de cette vertu[91]. L’important est de retenir que la raison – et non pas l’appétit – est le siège de la constance, avec ses espèces de la continence et de la persévérance : « Le continent en effet subit des convoitises déréglées et le persévérant de pénibles tristesses, ce qui dénonce une insuffisance de la puissance appétitive. Mais leur raison tient bon : celle du continent contre les convoitises, celle du persévérant contre les tristesses. Si bien, que la continence et la persévérance apparaissent comme des espèces de la constance, rattachée à la raison ; et c’est à la raison aussi que se rattache l’inconstance »[92].

Après avoir étudié en détails la situation de l’homme pécheur, divisé en lui-même, qu’il soit incontinent ou intempérant, voyons comment la vertu de tempérance réunifie la personne humaine.

  1. La vertu de tempérance et la continence

La tempérance comporte, comme toutes les vertus, plusieurs parties : pudeur et honnêteté, puis abstinence, sobriété, chasteté et virginité, continence, clémence ou mansuétude et modestie (avec l’humilité et la studiosité)[93].

  1. Continence

Concernant les vertus potentielles liées à la vertu principale de tempérance, nous ne nous attarderons que sur les mouvements intérieurs de l’âme et en particulier sur la continence[94]. Si la continence est méritoire, c’est qu’avec elle la raison est affermie contre les passions, afin de ne pas se laisser entraîner par elles. Cependant, elle n’est pas une vertu au sens strict (un peu à la manière de la pudeur) puisque la force est requise pour lutter contre de mauvaises passions véhémentes. Il s’agit plutôt d’une vertu en devenir, in via, pas encore parfaitement acquise puisque, contrairement à l’apprenti-saint, même le désir mauvais de concupiscence disparaîtrait chez une personne tempérante qui serait ainsi capable de contrôler même l’appétit sensible. « C’est pourquoi Aristote dit que ‘la continence n’est pas une vertu, mais qu’elle est un certain mélange’, en tant qu’elle a quelque chose de la vertu, et qu’elle manque en quelque chose à la vertu »[95].

De fait, la continence ne transforme pas tout l’être qui subit toujours l’assaut des mêmes passions véhémentes. Tant l’appétit sensible (le concupiscible) que la raison sont identiques chez le continent comme chez l’incontinent. Les deux ressentent un même désir, les deux en-dehors du désir le jugent mauvais, simplement l’un va y succomber, l’autre pas : c’est donc que la continence siège dans la volonté car c’est un problème de faiblesse de volonté, précisément dans l’acte d’élection[96]. La volonté fait le lien entre l’appétit concupiscible et la raison : elle est donc soumise aux influences de ces deux instances. Mais l’appétit l’emporte chez l’incontinent tandis que la raison domine chez le continent[97]. La continence constitue donc en quelque sorte un degré de perfection inférieur à la tempérance[98] car demeure encore en elle la division intérieure alors qu’elle est déjà surmontée chez le tempérant : « La volonté est plus proche de la raison que l’appétit concupiscible. Il en résulte que le bien de la raison pour lequel on loue la vertu, apparaît plus grand quand il atteint non seulement la volonté, mais aussi l’appétit concupiscible – ce qui est le cas chez le tempérant – que lorsqu’il atteint seulement la volonté, ce qui est le cas chez le continent »[99]. Nous pourrions exprimer cela encore d’une autre manière, en recourant à une « géographie des passions » à la manière de la carte du tendre donnée par Madeleine de Scudéry dans Clélie, une Histoire romaine, en disant que le tempérant domine non seulement les abords de la raison mais encore toutes les régions les plus périphériques de son être, alors que le continent ne domine que ce qui est le plus proche de la raison.

Tobias Hoffmann est l’un des rares chercheurs qui étudie non le thème de l’incontinence ou intempérance en tant que tel, mais s’interroge sur les possibilités d’un réel progrès moral chez l’incontinent. Pour que l’on passe de la continence à la tempérance, donc au niveau de la vraie vertu, il faut que l’acteur agisse « promptement sans doute et avec plaisir sans difficulté » de telle sorte qu’il puisse s’appuyer sur les passions et non plus s’opposer à elles[100]. En ce sens, le tempérant qui est aussi prudent (on a vu le lien qui unit ces deux vertus) dispose d’une base plus large puisqu’il compte sur l’appétit sensible droitement ordonné[101]. Donc trois conditions sont requises pour surmonter définitivement l’incontinence (à savoir pour posséder les vertus de tempérance et prudence) : « 1) Les désirs de l’appétit sensible doivent se conformer à la raison ; 2) le jugement édicté par la droite raison doit être atteint en se fondant sur l’inclination de la vertu au bien ; 3) le jugement de la raison doit être mis en pratique »[102].

Décrivant le point précis où le progrès moral peut apparaître pour sortir de l’incontinence vers la continence (puis après vient le stade proprement vertueux), Hoffmann isole 5 points dans la série qui mène à l’acte incontinent :

La personne se trouve dans une situation où surgissent, volontairement ou non, des passions inordonnées. Il est difficile, voire impossible d’éviter toutes les occasions de faire le mal.
Un mouvement d’une passion surgit souvent sans prévenir (mais il peut être voulu). Il est inévitable que surgissent soudainement des passions.
Les passions lient la raison en empêchant un jugement qui leur soit contraire Les passions peuvent être empêchées de lier la raison.
L’inclination de la volonté suit le jugement faussé de la raison. D’où le péché. La volonté ne peut être inclinée contrairement au dernier jugement pratique.
La volonté commande les mouvements des organes pour suivre l’inclination. À moins d’empêchement extérieur, le mouvement des organes suit la volonté.

Pour lui, c’est au troisième stade que peut intervenir l’action pour empêcher l’acte incontinent, donc que la passion ne lie la raison. Et là, contrairement à Aristote qui ne voyait guère que la raison opposée à l’appétit sensible, la psychologie de St. Thomas permet de faire jouer un rôle essentiel à la volonté. Il faut pour lui que le jugement soit à son tour soumis à un autre jugement, réflexif, qui n’est pas déterminé par le premier car c’est la volonté qui oriente l’attention de la raison et elle peut l’orienter vers autre chose que la passion qui a surgi[103]. D’où la possibilité pour la raison de réorienter vers le bien le jugement dans un second temps. Mais pour Hoffmann, la continence (puis la tempérance) ne saurait être atteinte sans la grâce[104]. La tempérance peut toutefois être acquise malgré un comportement incontinent quelquefois, car seul un habitus s’oppose à un autre habitus en matière de vertus cardinales (il en va autrement des théologales où déjà un acte unique de péché mortel détruit la grâce)[105]. La tempérance qui serait permanente, elle, n’existe pas sans la grâce. De plus, il considère que même là l’appétit sensible n’est pas totalement ordonné. Bref, notre docteur est un peu moins strict qu’Aristote en la matière, car il a pris conscience, sous l’influence d’Augustin, du fait que même avec la grâce, les désirs sensibles ne sont pas totalement éteints, mais seulement modérés, à moins d’une vertu de tempérance infuse par la grâce, laquelle est la vertu parfaite[106].

Pour acquérir la vertu de tempérance, l’apprenti passe par différents degrés. Lorsqu’on ne possède pas encore pleinement les vertus morales, dont la prudence, on peut toutefois déjà poser des actes vertueux, bien que manquant de la perfection propre aux vertus. Ils sont actes vertueux selon ce qui est fait (id quod agitur) mais pas encore selon la manière dont ils sont posés (modus agendi). Cela s’enracine dans l’inclination naturelle de la volonté vers le bien (inchoatio virtutis) et la perception par l’intellect des principes pratiques évidents (semina[lia] virtutum) ; ainsi que dans le tempérament de chacun qui le rend plus facilement apte à la pratique de telle vertu. Mais leur manque encore l’inclination de l’appétit sensible qui leur permette d’agir promptement et la plupart du temps infailliblement. Cela intervient à force de répétitions d’actes vertueux, jusqu’à devenir une seconde nature. L’inclination dans l’appétit sensible est acquise par la détermination ad hoc (et non pas aveugle) de la raison par laquelle est saisi le bien d’une action vertueuse. Pour progresser vers la vertu de tempérance, on peut recourir momentanément à la contrainte, aux punitions mais il faut qu’à terme l’esprit de la personne change pour intérioriser cela car autant on peut commettre un acte juste sans posséder la vertu de justice, autant il est impossible de séparer l’agent de l’acte en matière de tempérance[107].

Si nous voulions reprendre le thème du syllogisme de l’incontinent comparé à celui du tempérant, nous aurions : on ne doit commettre aucune fornication (majeure), ceci est un acte de fornication (mineure), donc je ne dois pas commettre cet acte (conclusion). Chez le continent qui luttait encore contre le surgissement des passions, il n’est pas si facile d’adhérer à ce que dicte la raison, car la fornication demeure attractive en tant que source de plaisir, d’où à la place la majeure « on ne doit commettre aucun péché » pour Shawn Floyd car « on ne doit pas commettre la fornication » n’est pas chez lui opératif de manière habituelle[108].

Autant la force permet de demeurer ferme face à ce qui inciterait à renoncer au bien à cause de la crainte que sa poursuite inspire (une persécution religieuse par exemple), autant la continence fait renoncer à ce qui se présente sous l’apparence d’un bien mais n’est en réalité qu’un mal car l’attraction pour ce bien inférieur (la délectation des sens tactiles par une attraction physique pour une personne) est contraire au bien de la raison (demeurer fidèle à celle qui est ma femme et auquel je l’ai promis, par exemple)[109].

Pour mieux comprendre cet effet d’unification des facultés de l’homme apporté par la continence (qui sait renoncer à des plaisirs sensibles pour un bien spirituel plus grand), St. Thomas compare les plaisirs intellectuels et corporels qui naissent de l’union avec le bien convenable, quand elle est soit connue soit ressentie. Certes, dans les deux cas, il s’agit d’actions dites intransitives, en ce sens qu’elles demeurent dans le sujet agissant au contraire des actions transitives « passant dans une matière extérieure [qui] sont plutôt les actes et perfections de la matière transformée »[110]. Autant dire que leur opération elle-même procure du plaisir, et pas seulement leur objet. Et sous cet aspect, la joie spirituelle est plus grande que le plaisir sensible car elle est plus parfaite, mieux connue (réflexive) et plus aimée[111]. Mais quant à l’objet, il faut distinguer :

  • Dans l’absolu et selon la nature des choses, les plaisirs spirituels l’emportent, si l’on considère les trois facteurs requis pour le plaisir :
    • Suivant le bien présent : le bien spirituel est plus grand et plus aimé que le corporel car les hommes s’abstiennent même des plus grandes voluptés pour sauvegarder l’honneur par ex.
    • Suivant ce à quoi il est uni : la partie intellectuelle, plus noble, est plus apte à connaître que la partie sensible.
    • Quant à l’union du bien et de la puissance, elle est :
      • plus intime, parce que le sens s’arrête aux accidents extérieurs de l’être, tandis que l’intelligence pénètre jusqu’à l’essence.
      • plus parfaite parce que l’union du sensible et du sens est accompagnée d’un mouvement, acte imparfait. C’est pourquoi les plaisirs sensibles ne se réalisent pas pleinement tous ensemble ; il y a en eux quelque chose qui passe, et quelque chose dont on attend la consommation (cf. nourriture et sexe). Les réalités intellectuelles excluent le mouvement, donc ces plaisirs se réalisent pleinement tous ensemble.
      • plus ferme, car les sources du plaisir corporel sont corruptibles et éphémères, au contraire des biens spirituels.
  • Cependant, à considérer les plaisirs corporels par rapport à nous, il faut reconnaître qu’ils sont plus véhéments parce que :
    • les valeurs sensibles sont plus connues de nous que celles de l’esprit.
    • les plaisirs sensibles comportent une certaine modification corporelle, absente du plaisir spirituel, sinon par rejaillissement.
    • les plaisirs corporels sont recherchés comme remède aux défaillances et accablements du corps entraînant des tristesses. Survenant après, ils sont ressentis davantage que les joies spirituelles, qui sont sans tristesses contraires[112].

Dans la distinction entre ces deux niveaux : de l’absolu et du relatif (« par rapport à nous ») va se jouer précisément toute la dramatique humaine pour un bon nombre de personnes. Le plaisir sensible peut être atteint par tout un chacun, au contraire du plaisir intellectuel, qui n’est que le propre des vertueux[113]. Le vertueux est celui qui vit mieux, qui a atteint une plus grande perfection et donc un plus haut degré d’être[114].

***

Concluons sur la vertu de tempérance en reprenant Josef Pieper qui insiste en différents endroits sur l’importance de la beauté liée à une juste appréciation de la vertu de tempérance. Son intuition très juste part de l’une des très rares occurrences bibliques de ce champ lexical, tirée de St. Paul « Deus temperavit corpus » (1 Cor 12, 24) qui est traduite par « Dieu a disposé le corps de manière à donner davantage d’honneur à ce qui en manque pour qu’il n’y ait point de division dans le corps, mais qu’au contraire les membres se témoignent une mutuelle sollicitude ». Selon lui, l’essentiel dans la vertu de tempérance ne consiste pas comme le serait la continence à laquelle on la réduit trop souvent, à réfréner des pulsions sensuelles de toutes sortes, mais bien à disposer harmonieusement les parties d’un tout pour lui donner unité et ordre[115]. De fait, l’étymologie du verbe « tempero » indique bien d’abord l’idée de combiner en proportions exactes, régler, organiser ou gouverner, diriger. Au fond, ne pourrait-on pas dire que la tempérance est cette vertu qui permet à la forme de jouer ontologiquement pleinement son rôle, c’est-à-dire à l’âme[116] d’informer pleinement le corps. Il n’est alors pas surprenant que cela rejaillisse en une forme de beauté car elle est une manière noble et belle de répondre aux désirs et plaisirs sensuels suivant une « proportion modérée et convenable »[117], conforme à l’ordre de la raison de laquelle jaillit toute beauté, définie principalement comme un éclat et une harmonie de proportions[118]. Finalement, c’est aussi de la tempérance que l’on tire un juste rapport à la Création et au Créateur car il a tout créé, même le monde sensible qu’il ne faut jamais mépriser comme le feraient les Manichéens[119].

La vertu de tempérance procure donc sérénité (tranquillitas) et joie à cause de l’ordre intérieur[120]. Elle est de fait la seule vertu cardinale selon la judicieuse remarque de J. Pieper, qui est tournée vers la personne elle-même (alors que la prudence concerne toute le réel ; la justice le prochain et la force abandonne ses biens et jusqu’à sa vie pour le bien et le vrai)[121]. La tempérance est donc une préservation de soi désintéressée. L’intempérance est la destruction de soi par la dégradation égoïste des puissances qui recherchent la préservation de soi. Parce qu’elles sont si essentielles (cf. I-II, 141, 2, ad 2 les qualifie d’« essentialia »), ces facultés contribuent soit à la préservation, affirmation et accomplissement de soi, soit à la destruction de la personne si elles sont mal utilisées. Cela tient au fait que pour la métaphysique thomiste de l’homme actif, aimer Dieu plus que soi-même s’accorde avec son être naturel comme pour toute créature, ainsi qu’avec sa volonté. Ainsi, l’offense faite à l’amour de Dieu dérive sa puissance auto-destructrice de son opposition inhérente à la nature de l’homme et à sa volonté[122]. Pour reprendre une belle image de J. Pieper, la tempérance en préservant l’ordre intérieur crée le prérequis indispensable pour la réalisation du bien réel et le mouvement actuel de l’homme vers ce but. Sans elle, le torrent de l’homme intérieur se déverserait au-delà de ses limites en détruisant tout et perdrait sa direction ou finalité et ainsi n’atteindrait jamais la mer de la perfection. Mais la tempérance n’est pas elle-même le torrent, mais son rivage, ses berges dont la solidité assure au torrent le don d’une course droite et sans obstacle, s’acheminant vers son but avec force et rapidité[123].

Abbé Cyrille Debris †

[1] B. KENT, « Transitory Vice : Thomas Aquinas on Incontinence », Journal of the History of Philosophy 27 (1989) 199-223.

[2] I-II, 76, 1. NB : Les références de St. Thomas, sauf indications contraires, sont toutes tirées de la Summa Theologiæ.

[3] Ibid., p. 210-212 citant Sent. Ethic.VII, l. 3, n. 20.

[4] Ce faisant, il fait passer de ce qui pourrait passer pour une simple considération hygiéniste (ne pas manger trop de sucrerie non comme de la gourmandise mais comme une prescription médicale), au domaine de la théologie morale avec un cas clairement de matière grave d’un péché.

[5] I-II, 77, 2, ad 4.

[6] La division intérieure est subie alors que la duplicité consiste à professer quelque chose qu’on a nullement l’intention de tenir (II-II, 109, 2, ad 4 : « simplicitas dicitur per oppositum duplicitati, qua scilicet aliquis aliud habet in corde, aliud ostendit exterius (…) duplicitatem, qua homo unum praetendit et aliud intendit »). La duplicité se rapproche alors de l’hypocrisie (II-II, 111, 2 : « sicut Isidorus dicit, ibidem, nomen hypocritae tractum est a specie eorum qui in spectaculis contecta facie incedunt (…). Unde Augustinus dicit, in libro de serm. Dom. in monte, quod sicut hypocritae simulatores personarum aliarum, agunt partes illius quod non sunt (non enim qui agit partes Agamemnonis, vere ipse est, sed simulat eum) ; sic in ecclesiis et in omni vita humana quisquis se vult videri quod non est, hypocrita est, simulat enim se iustum, non exhibet. Sic dicendum est quod hypocrisis simulatio est, non autem omnis simulatio, sed solum illa qua quis simulat personam alterius ; sicut cum peccator simulat personam iusti »).

[7] I-II, 76, 1, ad 3.

[8] A. A. ROBIGLIO, L’impossibile volere. Tommaso d’Aquino, i tomisti e la volontà, ed. Vita e Pensiero, Milano, 2002. Cf. p. 123-152 le chapitre sur « Il confronto [della velleità] con la nozione di ‘incontinentia’ » et en particulier p. 132-133 : « Ebbene, il riferimento alla conoscenza sensibile (come unico sapere attuale dell’incontinente), insieme al precedente richiamo alla mozione da parte dell’ ‘appetito sensitivo’, credo consenta di inquadrare la incontinentia. Essa riguarda il rapporto tra parte superiore e parte inferiore dell’anima, come dire tra anima e corpo, tra ragione e natura o, più precisamente, tra intelligenza e sensibilità. Aristotele esclude invece si possa pensare ad un’opposizione, per così dire, interna alla pars superior animæ, come pure non mostra di ritenere possibili atti di volontà in quando tali distinti tra loro. Lo Stagirita, insomma, riconosce senz’altro degli episodi ascrivibili a quello che viene detto oggi, non senza echi cartesiani, un Mind-body problem ; la velleità tommasiana invece, se abbiamo inteso bene, investe ormai un vero e proprio Mind-self problem ». Il parle de « structure articulée graduellement à l’intérieur » au Moyen Âge, au contraire d’une vision plus monolithique chez les Grecs de la volonté « dans sa totalité ». Cela semble déjà indiqué par R. REILLY, « Weakness of Will : The Thomistic Advance », Proceedings of the American Philosophical Association 48 (1974) 199 : « Thomas significantly departs from Aristotle by (1) employing two syllogisms of reason in his explanation, rather than opposing the syllogism of reason with the so-called ‘pleasure syllogism’ or appetite as had Aristotle, and (2) considering a moral rather than a prudential example of weakness [la fornication plutôt que ne pas goûter les aliments sucrés] ».

[9] Ibid., p. 199-203. Nous reviendrons sur ce point plus en détail en abordant la différence avec l’intempérance.

[10] I-II, 77, 3, ad 2.

[11] II-II, 155, 3. Cf. G. BUTERA, « On Reason’s Control of the Passions in Aquinas’s Theory of Temperance » Mediaeval Studies 68 (2006) 136.

[12] I-II, 77, 3.

[13] Cf. le personnage d’Hugo-Raskolnikoff, dans Les mains sales, de Jean-Paul Sartre, 1948. Il se démène entre une conception idéaliste de l’engagement et les réalités d’un pragmatisme politique absurde (Hoederer qu’on lui avait demandé de tuer, a gagné de manière posthume en imposant sa ligne au parti. Son meurtrier, commandité par les ennemis d’Hoederer désormais au pouvoir, doit maintenant se faire oublier, ce qu’il refuse. Il est ainsi éliminé). NB : le nom de guerre d’Hugo est bien sûr tiré de F. M. Dostoïevski dans Crime et châtiment, mais suggère plus encore la division intérieure puisque son étymologie russe раскол [raskol] signifie schisme (intérieur ici).

[14] I-II, 77, 2.

[15] R. REILLY, ibid., p. 200 : « Is a single threefold account of ‘being overcome by passion’, rather than assuming that distraction, opposition, and bodily transmutation represent three independant explanations of incontinence ».

[16] J. MÜLLER, « Willensschwäche als Problem der mittelalterlichen Philosophie. Überlegungen zu Thomas von Aquin », Recherches de Théologie et Philosophie Médiévales 72/1 (2005) 10 : « Die partielle Fesselung der Vernunft [durch die Leidenschaften in der transmutatio corporalis] ist zugleich der Asulöser bzw. die unabdingbare Voraussetzung für die beiden nachfolgenden Teilmomente [distractio et contrarietas] ».

[17] P. GONDREAU, « The Passions and the Moral Life : Appreciating the Originality of Aquinas », The Thomist 71/3 (2007) 436-438.

[18] Aristote, Éthique à Nicomaque, l. VII, c. 5 : « On est semble-t-il amené logiquement à la conclusion que Socrate cherchait à établir : en effet, ce n’est pas en la présence de ce qui est considéré comme la science au sens propre que se produit la passion dont il s’agit, pas plus que ce n’est la vraie science qui est tiraillée par la passion, mais c’est lorsque est présente la connaissance sensible ».

[19] II-II, 156, 3.

[20] Cf. J. MÜLLER, p. 12-13 : « Hinsichtlich des auf dieser zweiten Stufe erfolgenden willensschwachen Handelns trifft Thomas nun zwei Feststellungen, die sich in dieser Form nicht bei Aristoteles finden : (1.) Das willensschwache Handeln erfolgt sub ratione boni, d.h. der Handlungsgegenstand wird zumindest zum Zeitpunkt der Handlung für gut gehalten (…). (2.) Während Aristoteles ausdrücklich betont, daß die akratische Handlung nicht Resultat einer Wahl (prohairesis, lat. electio) ist, sondern ihr widerspricht, betont Thomas des Wahlcharakter des willensschwachen Tuns ».

[21] Ibid., p. 205-206 et 208 citant De Malo, q. 3, a. 12, ad 5 : « cum dicitur aliquis peccare ex aliquo, datur intelligi quod illud sit primum principium peccati. In eo autem qui peccat ex infirmitate, voluntas mali non est primum principium peccati, sed causatur ex passione : sed in eo qui peccat ex malitia, voluntas mali est primum principium peccati, quia ex se ipso et per habitum proprium inclinatur in voluntatem mali, non ex aliquo exteriori principio » et ad 11 : « etiam in peccato infirmitatis potest esse electio ; quae tamen non est primum principium peccandi, cum causetur ex passione ; et ideo non dicitur talis ex electione peccare, quamvis eligens peccet ». Dans II-II, 156, 3, se retrouvent les expressions : « voluntas inclinatur ad peccandum ex propria electione / ex aliqua passione ».

[22] De Malo, q. 3, a. 11, ad 3 et a. 12, corp.

[23] J. MÜLLER, p. 6 : « Die Herausarbeitung des inneren Konflikts als Signatur der akrasia [in seiner Reifezeit] ist zwar zweifelsohne ein Fortschritt in der Problemgeschichte, wird aber von Platon sozusagen um den Preis erkauft, daß akratisches Handeln eher als irrational und zwanghaft erscheint » et « kein intentionales, sondern ein erzwungenes Handeln dar (Platon) ».

[24] Ibid., p. 209-210.

[25] R. SAARINEN, Weakness of the Will in Medieval Thought : From Augustine to Buridan, Studien und Texte zur Geistesgeschichte des Mittelalters 44, Leiden, Brill, 1994, p. 126. J. MÜLLER (p. 11-12) se réfère à lui mais cite comme premier auteur T. D.,STEGMAN, « Saint Thomas Aquinas and the Problem of akrasia », The Modern Schoolman 66 (1989) 125-127 : « Willensschwäche ist somit bei Thomas als ein zweistufiges Geschehen rekonstruierbar : auf der ersten Stufe wird die ursprüngliche rationale Handlungsorientierung durch die Aufwallung der Leidenschaften bzw. das von ihnen induzierte Aufmerksamkeitsdefizit behindert und letztendlich außer Kraft gesetzt. Damit wird der Weg frei für die zweite Stufe, auf welcher der appetitus sensitivus durch Fokussierung der Konzentration auf den von ihn erstrebten Gegenstand den Gebrauch der Vernunft (und damit nachfolgend des Willens) sozusagen usurpiert ».

[26] R. SAARINEN. 127 et repris ensuite avec une comparaison par un tableau de tous les syllogismes chez St. Thomas et St. Albert le Grand. Cf. p. 128-129 : « In regard to the systematic structure of Thomas’ syllogisms, I think that the two-step explanation of akrasia is once again plausible. When the first-step shift occurs, the akratic agent does not make a deliberate choice between the two syllogisms. Although he can be said to have a ‘dispositional good choice’ towards the good syllogism that forbids the wrong alternative, he nevertheless voluntarily considers the fact expressed in the minor premise of the persuading syllogism. As a consequence of this act, he neglects or forgets the minor premise of the morally correct syllogism (in brackets). But this first-step neglect does not occur ex electione. After this act, the persuading syllogism necessarily brings about the perversia electio, and the agent performs the akratic action eligens (second step) ».

[27] II-II, 156, 3, ad 1.

[28] Cf. I-II, 78, 4 : « Unde Philosophus, in VII Ethic., comparat (…) incontinentem autem, qui peccat ex passione, ei qui laborat interpolate ».

[29] II-II, 162, 4, ad 1.

[30] II-II, 156, 3, ad 3.

[31] Cf. II-II, 162, 3, ad 2 : « quod quis vehementer desiderat, facile credit » qui rapporte d’ailleurs cette tendance à l’orgueil (« humilitas attendit ad regulam rationis rectae, secundum quam aliquis veram existimationem de se habet. Hanc autem regulam rectae rationis non attendit superbia, sed de se maiora existimat quam sint »).

[32] Cf. II-II, 144, 4 (utrum etiam in virtuosis hominibus possit esse verecundia) : « verecundia in aliquo deficit dupliciter. Uno modo, quia ea quae sunt erubescibilia, non apprehenduntur ut turpia. Et hoc modo carent verecundia homines in peccatis profundati, quibus sua peccata non displicent, sed magis de eis gloriantur ».

[33] Cf. II-II, 144, 3, ad 2 (utrum homo non magis verecundetur a personis coniunctis) : « testimonium eorum qui sunt nobis coniuncti in similitudine peccati, non reformidamus, quia non aestimamus quod defectum nostrum apprehendant ut aliquid turpe ».

[34] II-II, 142, 4.

[35] I-II, 6, 7 (utrum concupiscentia causet involuntarium) : « concupiscentia non causat involuntarium, sed magis facit aliquid voluntarium. Dicitur enim aliquid voluntarium ex eo quod voluntas in id fertur. Per concupiscentiam autem voluntas inclinatur ad volendum id quod concupiscitur. Et ideo concupiscentia magis facit ad hoc quod aliquid sit voluntarium, quam quod sit involuntarium ». Le terme latin concupiscentia est plus équivoque qu’en français, ici l’acceptation est commune et neutre (appétit), d’où la traduction par « convoitise ».

[36] I-II, 6, 7, obj 2.

[37] Cf. I-II, 77, 7, ad 1.

[38] Pieper, The Four Cardinal Virtues, Notre-Dame University Press, Notre-Dame (Indiana), 1966-2003, 162 : « It is prudence, however, which, as the perfection of conscience, is the innermost source-region of the moral person. Prudence implies a transformation of the knowledge of truth into decisions corresponding to reality. This transformation is achieved in three steps : deliberation, judgment, decision. Upon each of these three steps the destructive power of intemperance manifests itself : in place of deliberation guided by truth of things, we find complete recklessness and inconsideration ; a hasty judgment that will not wait until reason has weighed the pros and cons ; and even if a correct decision were reached, it would always be endangered by the fickleness of a heart that abandons itself indiscriminately to the surging mass of sensual impressions [de Malo, 15, 4] ».

[39] II-II, 153, 5.

[40] II-II, 153, 1, ad 1.

[41] La duplicité (opposée à la simplicité) est fille de la luxure : cf. II-II, 53, 6, ad 2 : « duplicitas animi est quoddam consequens ad luxuriam, sicut et inconstantia, prout duplicitas animi importat vertibilitatem animi ad diversa ». Cf. I-II, 73, 1, ad 3 : « amor sui disgregat affectum hominis in diversa, prout scilicet homo se amat appetendo sibi bona temporalia, quae sunt varia et diversa, et ideo vitia et peccata, quae causantur ex amore sui, non sunt connexa ».

[42] I-II, 69, 2, ad 2.

[43] II-II, 156, 3, ad 2.

[44] II-II, 142, 2. Cette similitude entre le péché d’intempérance et les défauts des enfants rappelle en psychologie le syndrome de Peter Pan, de ces personnes qui refusent de grandir, c’est-à-dire de poser des choix qui les engagent réellement.

[45] I-II, 87, 2, ad 1 : « hoc etiam quod aliqui puniuntur a Deo, dum permittit eos in aliqua peccata profluere, ad bonum virtutis ordinatur. Quandoque quidem etiam ipsorum qui peccant, cum scilicet post peccatum humiliores et cautiores resurgunt ». Cf. II-II, 162, 6, ad 3 et I-II, 87, 7 : « Sciendum tamen est quod quandoque aliquid videtur esse poenale, quod tamen non habet simpliciter rationem poenae. Poena enim est species mali (…). Malum autem est privatio boni. Cum autem sint plura hominis bona, scilicet animae, corporis, et exteriorum rerum ; contingit interdum quod homo patiatur detrimentum in minori bono, ut augeatur in maiori, sicut cum patitur detrimentum pecuniae propter sanitatem corporis, vel in utroque horum propter salutem animae et propter gloriam Dei. Et tunc tale detrimentum non est simpliciter malum hominis, sed secundum quid. Unde non dicit simpliciter rationem poenae, sed medicinae, nam et medici austeras potiones propinant infirmis, ut conferant sanitatem. Et quia huiusmodi non proprie habent rationem poenae, non reducuntur ad culpam sicut ad causam, nisi pro tanto, quia hoc ipsum quod oportet humanae naturae medicinas poenales exhibere, est ex corruptione naturae, quae est poena originalis peccati. In statu enim innocentiae non oportuisset aliquem ad profectum virtutis inducere per poenalia exercitia. Unde hoc ipsum quod est poenale in talibus reducitur ad originalem culpam sicut ad causam ».

[46] II-II, 142, 3.

[47] II-II, 142, 3, ad 1 : « difficilius est subire pericula mortis quam abstinere a quibusdam delectabilibus. Et quantum ad hoc, non oportet quod timiditas praecellat intemperantiam. Sicut enim maioris virtutis est non vinci a fortiori, ita etiam e contrario minoris vitii est a fortiori vinci, et maioris vitii a debiliori superari ».

[48] NB : on se demande si St. Thomas ne pense pas plus ici à l’incontinent qu’à l’intempérant qui est vicié dans les principes, donc qui choisit sciemment de ne pas résister ce qui est vouloir être intempérant finalement.

[49] Aristote, EN, l. VII, ch. 1. Cf. I-II, 67, 1, ad 1 : « huiusmodi dona (…) habent tamen aliquid supereminens rationi communi virtutis, inquantum sunt quaedam divinae virtutes, perficientes hominem inquantum est a Deo motus. Unde et Philosophus, in VII Ethic., supra virtutem communem ponit quandam virtutem heroicam vel divinam, secundum quam dicuntur aliqui divini viri ».

[50] I-II, 58, 3, ad 2.

[51] Aristote, EN., l. VII, c. 1 : 1145a 15-29 : « À la bestialité on pourrait le plus justement faire correspondre la vertu surhumaine, sorte de vertu héroïque et divine comme Homère a représenté Priam qualifiant Hector de parfaitement vertueux, ‘Et il ne semblait pas être enfant d’un homme mortel, mais d’un dieu’. Par conséquent, si, comme on le dit, les hommes deviennent des dieux par excès de vertu, c’est ce caractère que revêtira évidemment la disposition opposée à la bestialité : de même, en effet, qu’une bête brute n’a ni vice ni vertu, ainsi en est-il d’un dieu : son état est quelque chose de plus haut que la vertu et celui de la brute est d’un genre tout différent du vice. Et puisqu’il est rare d’être un homme divin, au sens habituel donné à ce terme par les Lacédémoniens quand ils admirent profondément quelqu’un (un homme divin disent-ils) ainsi également la bestialité est rare dans l’espèce humaine ».

[52] J. MÜLLER 15-17.

[53] J. MÜLLER 15 : « Es kann ein Defizit in der intentio (W 2), also der Ausrichtung des Willens auf die konkrete Umsetzung moralischer Grundsätze oder allgemeiner Handlungsziele, auftreten. Durch den Ansturm der Leidenschaften bleibt der Widerspruch des faktischen Handelns zu bereits akzeptierten Handlungsorientierung latent, d.h. die gesamte Aufmerksamkeit wird auf das sich vehement in den Vordergrund des Bewußtseins drängende sinnliche Strebensziel gezogen. Der Handelnde merkt sozusagen nicht auf die von him ansonsten vertretene allgemeine Regel bzw. Zielorientierung auf, die deshalb keine Aktualisierung erfährt. Der Obersatz des praktischen Syllogismus wird in einem solchen Fall nur habituell, aber nicht aktuell gewußt ».

[54] J. MÜLLER 16-17 : « In diesem Fall wird die praktische Vernunft durch die Vorstellungskraft in ihrer Funktionsweise affiziert. Die kann dazu führen, daß nicht alle in der Situation relevanten Faktoren in die praktische Überlegung mit einfließen, sondern eine Verengung des Blickfelds auf bestimmte, zur willensschwachen Handlung führenden Momente stattfindet. So ist z.B. erklärbar, daß zwar der Untersatz der Begierde, nicht aber derjenige der rechten Vernunft gebildet wird, wodurch dann auch nur der Obersatz der Begierde zur praktischen Schlußfolgerung gebracht wird (…). Diese kann in zwei Varianten auftreten :

(a) Als Übereilung (prævolitio) ereinet sie sich im Moment der ersten praktischen Überlegung sebst und stört bzw. unterbricht somit den rationalen Urteilsprozeß in statu nascendi. Die konkrete Deliberation der rechten Vernunft kommt also gar nicht erst zum Abschluß, sondern wird vorzeitig abgefangen.

(b) Bei der Schwäche (debilitas) ist das consilium bereit durchlaufen, d.h. der Handelnde hat sich eigentlich schon in seinem vernünftigen Urteil gegen den Genuß entschieden. Vor der vollständigen volitionalen Übernahme dieses Resultats kann es aber, z.B. bedingt durch eine kurzfristige Intensivierung der Leidenschaften, zu einem erneuten Anlauf im Prozeß der Willensbildung kommen, in dem das Urteil auf die genannte Weise verändert wird. Hier liegt somit ein temporäres Oszillieren im Urteil ».

[55] J. MÜLLER 17-18 : « Ein solcher Fall von exekutiver Willensschwäche ist primär auf die unzureichende Qualität der Vernunftsanweisung selbst zurückzuführen [I-II, 17, 5, ad 1]. Hier liegt also kein vollendetes Wollen vor, da die Eindeutigkeit der Handlungsanweisung fehlt bzw. offensichtlich durch einen inneren Konflikt zwischen rationalen und sinnlichen Handlungsorientierungen gestört wird : die auf das Gegenteil des bonum rationis gehenden Bestrebungen ziehen genug Aufmerksamkeit auf sich, um ein solches Schwanken der Vernunft zu bewirken. Es fehlt der abschließenden Vernunftsanordnung (imperium rationis) an handlungsleitender Durchschlagskraft. Es handelt sich deshalb um keine perfecta bzw. completa voluntas und somit auch um keinen im Vollsinne vollendenten Wahlakt ».

[56] J. MÜLLER. 18-22 citant p. 20 le De Veritate, q. 17, a. 1, ad 4 : « Differt autem iudicium conscientiae et liberi arbitrii, quia iudicium conscientiae consistit in pura cognitione, iudicium autem liberi arbitrii in applicatione cognitionis ad affectionem : quod quidem iudicium est iudicium electionis. Et ideo contingit quandoque quod iudicium liberi arbitrii pervertitur, non autem iudicium conscientiae ; sicut cum aliquis examinat aliquid quod imminet faciendum, et iudicat, quasi adhuc speculando per principia, hoc esse malum, utpote fornicari cum hac muliere ; sed quando incipit applicare ad agendum, occurrunt undique multae circumstantiae circa ipsum actum, ut puta fornicationis delectatio, ex cuius concupiscentia ligatur ratio, ne eius dictamen in electionem prorumpat. Et sic aliquis errat in eligendo, et non in conscientia ; sed contra conscientiam facit : et dicitur hoc mala conscientia facere, in quantum factum iudicio scientiae non concordat ».

[57] J. MÜLLER 20 : « Das Gewissensurteil bedarf zu seiner Wirksamkeit der affektiven Verinnerlichung und der erst daraus entstehenden Handlungsmotivation (…). Thomas beschreibt die motivationale Defizit des Gewissens gegenüber dem Willen bzw. der Handlung mit dem Ausdruck, daß der Handelnde ‘nicht so in seinem Herzen fühlt’ (non ita sentit in corde) » et il cite Sent. Ethic VII, lect. 3, p. 392, 214-220 : « ita est etiam de incontinente. Etsi enim dicat, non est mihi bonum nunc persequi tale delectabile tamen non ita sentit in corde. Unde sic existimandum est, quod incontinentes dicant huiusmodi verba quasi simulantes, quia scilicet aliud sentiunt corde et aliud proferunt ore ».

[58] I-II, 58, 5. Cf. aussi I-II, 58, 3, ad 2.

[59] II-II, 47, 1, SC et corp.

[60] II-II, 47, 5.

[61] II-II, 47, 2, SC.

[62] II-II, 47, 3.

[63] II-II, 47, 6 (utrum prudentia praestituat finem virtutibus moralibus) : « Sicut autem in ratione speculativa sunt quaedam ut naturaliter nota, quorum est intellectus ; et quaedam quae per illa innotescunt, scilicet conclusiones, quarum est scientia, ita in ratione practica praeexistunt quaedam ut principia naturaliter nota, et huiusmodi sunt fines virtutum moralium, quia finis se habet in operabilibus sicut principium in speculativis (…) ; et quaedam sunt in ratione practica ut conclusiones, et huiusmodi sunt ea quae sunt ad finem, in quae pervenimus ex ipsis finibus. Et horum est prudentia, applicans universalia principia ad particulares conclusiones operabilium. Et ideo ad prudentiam non pertinet praestituere finem virtutibus moralibus, sed solum disponere de his quae sunt ad finem ». ad 3 : « finis non pertinet ad virtutes morales tanquam ipsae praestituant finem, sed quia tendunt in finem a ratione naturali praestitutum. Ad quod iuvantur per prudentiam, quae eis viam parat, disponendo ea quae sunt ad finem. Unde relinquitur quod prudentia sit nobilior virtutibus moralibus, et moveat eas. Sed synderesis movet prudentiam, sicut intellectus principiorum scientiam ». Cf. II-II, 47, 15 (utrum prudentia insit nobis a natura).

[64] II-II, 47, 7.

[65] II-II, 47, 16. Cf. I, 95, 3, ad 2 et I-II, 60, 4, obj. 2.

[66] II-II, 47, 4 (utrum prudentia sit virtus) : « Ad prudentiam autem pertinet (…) applicatio rectae rationis ad opus, quod non fit sine appetitu recto. Et ideo prudentia non solum habet rationem virtutis quam habent aliae virtutes intellectuales ; sed etiam habet rationem virtutis quam habent virtutes morales, quibus etiam connumeratur ». Cf. M. C. BARRETT, An experimental study on the Thomistic Concept of the Faculty of Imagination, Washington, 1941, p. 13 : « This suggests the role played by the vis cogitativa in voluntary acts. For ‘of those things that are directed to an end there is a counsel in reason, and a choice in the appetite’, that is, in the will. But the will is a spiritual faculty concerned with universals whereas, an action is concerned with a particular end. The missing link between the will and the act is supplied by the vis æstimativa which exercices prompt judgment in particular cases by the application of the proper principle. ‘Prudence does not reside in the external senses whereby we know sensible objects, but in the interior sense, which is perfected by memory and experience so as to judge promptly of particular cases. This does not mean however that prudence is in the interior sense as in its principle subject, for it is chiefly in the reason, yet by a kind of application it extends to this sense’ [II-II, 47, 3, ad 3]. And it is the prudence ‘which supplies universal principles to the particular conclusions of practical matters’ [II-II, 47, 6] ».

[67] II-II, 47, 4 : « virtus est quae bonum facit habentem et opus eius bonum reddit » se référant à I-II, 55, 3, SC ou 56, 1.

[68] II-II, 47, 8.

[69] Ut infra, cf. II-II, 53, 6 : utrum praedicta vitia [in quibus consistit imprudentia] oriantur ex luxuria.

[70] II-II, 47, 15, SC : « non a natura, sed ex doctrina et experimento ».

[71] II-II, 48, art. unicus.

[72] Cf. II-II, 53, 3 et ad 3.

[73] II-II, 49, 1.

[74] II-II, 49, 2.

[75] II-II, 49, 3 et ad 3 : « nullus in his quae subsunt prudentiae sibi quantum ad omnia sufficit ».

[76] II-II, 49, 4.

[77] II-II, 54, 2 : « negligentia directe opponitur sollicitudini. Sollicitudo autem ad rationem pertinet, et rectitudo sollicitudinis ad prudentiam. Unde, per oppositum, negligentia ad imprudentiam pertinet ». NB : le lien est fait entre la so(l)lertia et sollicitudo en II-II, 47, 9, SC : « Isidorus dicit, in libro Etymol., sollicitus dicitur quasi solers et citus. Sed sollicitudo ad prudentiam pertinet (…). Ergo et solertia ».

[78] II-II, 48, art. unicus : « Tertio considerandus est usus cognitionis, secundum scilicet quod ex cognitis aliquis procedit ad alia cognoscenda vel iudicanda. Et hoc pertinet ad rationem » et II-II, 49, 5 : « opus prudentis est esse bene consiliativum, ut dicitur in VI Ethic. Consilium autem est inquisitio quaedam ex quibusdam ad alia procedens. Hoc autem est opus rationis » et ad 3 : « nomen enim intellectus sumitur ab intima penetratione veritatis ; nomen autem rationis ab inquisitione et discursu ».

[79] II-II, 53, 4.

[80] II-II, 49, 6.

[81] I-II, 91, 2 (utrum sit in nobis aliqua lex naturalis) : « Inter cetera autem rationalis creatura excellentiori quodam modo divinae providentiae subiacet, inquantum et ipsa fit providentiae particeps, sibi ipsi et aliis providens ». Cf. II-II, 10, 12 : « Postquam autem incipit habere usum liberi arbitrii, iam incipit esse suus, et potest, quantum ad ea quae sunt iuris divini vel naturalis, sibi ipsi providere » et II-II, 47, 14, ad 1.

[82] II-II, 49, 7.

[83] I-II, 18, 4 (résumant les a. 1-4) : « Sic igitur in actione humana bonitas quadruplex considerari potest. Una quidem secundum genus, prout scilicet est actio, quia quantum habet de actione et entitate, tantum habet de bonitate (…). Alia vero secundum speciem, quae accipitur secundum obiectum conveniens. Tertia secundum circumstantias, quasi secundum accidentia quaedam. Quarta autem secundum finem, quasi secundum habitudinem ad causam bonitatis » et ad 3 : « nihil prohibet actioni habenti unam praedictarum bonitatum, deesse aliam. Et secundum hoc, contingit actionem quae est bona secundum speciem suam vel secundum circumstantias, ordinari ad finem malum, et e converso. Non tamen est actio bona simpliciter, nisi omnes bonitates concurrant, quia quilibet singularis defectus causat malum, bonum autem causatur ex integra causa, ut Dionysius dicit, IV cap. De div. Nom. ». Cf. I-II, 18, 3 ; I-II, 18, 10 ; I-II, 18, 11.

[84] II-II, 49, 8.

[85] II-II, 156, 1. Cf. T. HOFFMANN, « Aquinas on the Moral Progress of the Weak Willed », in T. HOFFMANN, J. MÜLLER, M. PERKAMS (ed), Das Problem der Willensschwäche im mittelalterlichen Denken (RTPM. Bibliotheca 8), Peeters – Dudley, Leuven-Paris, 2006, p. 228.

[86] II-II, 156, 2, ad 2.

[87] II-II, 53, 5. Cf. II-II, 54, 2, ad 3.

[88] II-II, 36, 1.

[89] I-II, 46, 2 (utrum obiectum irae sit malum) : « quicumque enim irascitur, quaerit vindicari de aliquo ».

[90] II-II, 53, 5, ad 2 : « invidia et ira, quae est contentionis principium, faciunt inconstantiam ex parte appetitivae virtutis, ex qua est principium inconstantiae ».

[91] II-II, 53, 5, ad 1.

[92] II-II, 53, 5, ad 3.

[93] Cf. respectivement II-II, 144 ; 145 ; 146 ; 149 ; 151 ; 152 ; 155 ; 157 ; 160 (incluant l’eutrapélie, cf. a. 2 ; 161 et 166).

[94] Nous n’entendrons pas la continence au sens de synonyme de chasteté virginale ou viduale, cf. II-II, 155, 1 (utrum continentia sit virtus) : « nomen continentiae dupliciter sumitur a diversis. Quidam enim continentiam nominant per quam aliquis ab omni delectatione venerea abstinet, unde et Apostolus, Galat. V, continentiam castitati coniungit. Et sic continentia perfecta principalis quidem est virginitas, secundaria vero viduitas. Unde secundum hoc, eadem ratio est de continentia quae de virginitate, quam supra diximus virtutem » et ad 3 : « Glossa ibi loquitur de continentia secundum primum modum, secundum quem continentia nominat quandam virtutem perfectam, quae non solum abstinet ab illicitis bonis, sed etiam a quibusdam licitis minus bonis, ut totaliter intendatur perfectioribus bonis ».

[95] II-II, 155, 1.

[96] II-II, 155, 3. J. MÜLLER 26 signale à ce propos un changement mis en évidence par J. C. DOIGT, Aquinas’ Philosophical Commentary on the Ethics : A Historical Perspective (The New Synthese Historical Library 50), Dordrecht, 2001, p. 225-229. Au début, St Thomas localise la continence et l’incontinence dans la raison (III Sent., d. 33, q. 2, a. 4, resp ; I-II, 58, 3, ad 2 ; II-II, 53, 5, ad 3) avant de changer pour la volonté (outre le passage cité, Sent. Ethic. VII, lect. 10, p. 421).

[97] II-II, 155, 3, ad 2.

[98]II-II, 155, 4 : « continentia comparatur ad temperantiam sicut imperfectum ad perfectum ».

[99] II-II, 155, 4, ad 3 : « voluntas propinquior est rationi quam vis concupiscibilis. Unde bonum rationis, ex quo virtus laudatur, maius esse ostenditur ex hoc quod pertingit non solum usque ad voluntatem, sed etiam usque ad vim concupiscibilem, quod accidit in eo qui est temperatus, quam si pertingat solum ad voluntatem, ut accidit in eo qui est continens ».

[100] T. HOFFMANN 227, citant De virtutibus, q. 1, a. 9, ad 13 : « ante habitum virtutis acquisitum non agit homo opera virtutis eo modo quo virtuosus agit, scilicet prompte absque dubitatione et delectabiliter absque difficultate » ; J. PIEPER 163.

[101] T. HOFFMANN 228 : « The practical deliberations of the continent and prudent have different fondations. For the prudent, the discernment of the end of action, upon which they base their practical deliberations, is suggested by the inclinations of the moral virtues (i.e. the inclinations to just, courageous, temperate actions, etc.). The incontinent, conversely, base their deliberation solely on the most general natural inclination of the will (i.e. the inclination to the good, and therefore to life, to truth (…). Thus the prudent have an advantage over the continent. The perception of the end as based upon the moral virtues is not only tmore specific than the natural inclination to the good, but it is also emotionally supported. To attain promptly and securely a correct assessment of what a specific situation requires is therefore easier for the prudent than for the continent » et il cite III Sent., d. 33, q. 2, a. 4, qc. 4 : « In hoc igitur differt prudens a continente ; quia continens habet perfectam rationem de his quae sunt ad finem, praesupposita tamen naturali inclinatione voluntatis ad finem ; prudens autem praesupposita inclinatione quae est ex virtute acquisita vel infusa in potentiis inferioribus ; et ideo prudentia, ut dicit Philosophus, habet sua principia in aliis virtutibus moralibus ».

[102] T. HOFFMANN 229. Sur le rôle de la prudence en lien avec la tempérance, cf. D. F. CATES « The Virtue of Temperance (IIa IIæ, qq. 141-170) in S. J. POPE (ed), The Ethics of Aquinas, Georgetown University Press, Washington D.C., 2002, p. 325-327 et J. PIEPER 159ss. citant II-II, 153, 5 ad 1 : « sicut Philosophus dicit, in VI Ethic., intemperantia maxime corrumpit prudentiam. Et ideo vitia opposita prudentiae maxime oriuntur ex luxuria, quae est praecipua intemperantiae species ». Pieper insiste à juste titre sur le véritable enjeu de la corruption de la prudence : « Now all this is not to be understood as if the corruptive effect of unchastity derived from the fact that the spirit turns to the ‘sensual’ and ‘inferior’ in general. On the contrary, such turning is altogether inevitable for any decision. It is indeed of the essence of the virtue of prudence that it face squarely all those concrete realities which surround man’s concrete actions. Accordingly, it is not the reference to the province of sexuality that produces the blindness and deafness brought about by unchastity ; such an opinion would be Manichean at bottom, and therefore anti-Christian ».

[103] T. HOFFMANN 230-233.

[104] T. HOFFMANN 236, citant II-II, 156, 2, ad 1 et 3, ad 2.

[105] T. HOFFMANN 237, citant I-II, 63, 2, ad 2 (ut supra).

[106] T. HOFFMANN 238-139. Dans son commentaire de l’Éthique à Nicomaque, St. Thomas déclare que l’appétit sensible de l’homme tempérant s’accorde avec la raison sur presque tout (Super Libros Ethicorum I, lect. 20) alors que le Stagirite écrivait qu’il s’accorde en tout (EN, I, 13 ; 1102b28). Cf. De Civ. Dei 19, 4, 3 et pour St. Thomas De Virtutibus, q. 1, a. 10, ad 14 : « passiones ad malum inclinantes non totaliter tolluntur neque per virtutem acquisitam neque per virtutem infusam, nisi forte miraculose ; quia semper remanet colluctatio carnis contra spiritum, etiam post moralem virtutem ; de qua dicit Apostolus, Gal., V, 17, quod caro concupiscit adversus spiritum, spiritus autem adversus carnem. Sed tam per virtutem acquisitam quam infusam huiusmodi passiones modificantur, ut ab his homo non effrenate moveatur (…). Virtus enim acquisita praevalet quantum ad hoc quod talis impugnatio minus sentitur. Et hoc habet ex causa sua : quia per frequentes actus quibus homo est assuefactus ad virtutem, homo iam dissuevit talibus passionibus obedire, cum consuevit eis resistere ; ex quo sequitur quod minus earum molestias sentiat. Sed praevalet virtus infusa quantum ad hoc quod facit quod huiusmodi passiones etsi sentiantur, nullo tamen modo dominentur. Virtus enim infusa facit quod nullo modo obediatur concupiscentiis peccati ; et facit hoc infallibiliter ipsa manente. Sed virtus acquisita deficit in hoc, licet in paucioribus, sicut et aliae inclinationes naturales deficiunt in minori parte » et III Sent., d. 33, q. 2, a. 2, qc. 2, ad 1 : « virtutes non omnino extinguunt passiones, sed moderant eas ». Cf. D. F. CATES 321.

[107] T. HOFFMANN 240-241 citant I-II, 89, 6, ad 3 : « actus per quos acquiritur habitus, sunt similes actibus quos habitus causant, quantum ad speciem actus, non autem quantum ad modum agendi. Nam operari iusta, sed non iuste, idest delectabiliter, causat habitum iustitiae politicae, per quem delectabiliter operamur », cf. De Virtutibus, q. 1, a. 9, ad 13 et II-II, 32, 1, ad 1 ; II-II, 59, 2, ad 3 : « obiectum temperantiae non est aliquid exterius constitutum, sicut obiectum iustitiae, sed obiectum temperantiae, idest temperatum, accipitur solum in comparatione ad ipsum hominem. Et ideo quod est per accidens et praeter intentionem non potest dici temperatum nec materialiter nec formaliter, et similiter neque intemperatum. Et quantum ad hoc est dissimile in iustitia et in aliis virtutibus moralibus. Sed quantum ad comparationem operationis ad habitum, in omnibus similiter se habet ». Pour le lien entre tempérance et prudence, cf. BUTERA 149-150.

[108] S. D. FLOYD, « Aquinas on Temperance », The Modern Schoolman 77/1 (1999) 45.

[109] II-II, 155, 2.

[110] Cf. la distinction entre prudence (agibilia) et art (factibilia) en I-II, 57, 4 (utrum prudentia sit alia virtus ab arte) : « ars est recta ratio factibilium ; prudentia vero est recta ratio agibilium. Differt autem facere et agere quia, ut dicitur in IX Metaphys., factio est actus transiens in exteriorem materiam, sicut aedificare, secare, et huiusmodi ; agere autem est actus permanens in ipso agente, sicut videre, velle, et huiusmodi. Sic igitur hoc modo se habet prudentia ad huiusmodi actus humanos, qui sunt usus potentiarum et habituum, sicut se habet ars ad exteriores factiones ».

[111] I-II, 31, 5.

[112] I-II, 31, 5.

[113] I-II, 31, 5, ad 1.

[114] S. D. FLOYD 37 : « Virtue is a habit or disposition that perfects some power in the agent. That perfection, says Aquinas ‘enables [an agent] to perform its proper operation or movement’ (De Verit. 1, I-II, 55, 5). Temperance, in particular,is the virtue that perfects the power of the sense appetite, specifically the appetite associated with bodily pleasure (…). On Aquinas view, every living substance has a set of characteristic powers that determines its nature and places it in its species. In virtue of those powers, a substance will have the ability to engage in a range of operations, the performance of which enables that substance to become an actualized or perfected kind of thing. For ‘anything whatever is perfect to the extent to which it is in actuality, since potentiality without activity is imperfect’ (I-II, 3, 2) (…). For ‘goodness and being are the same really’ (I, 5, 1) (…). Goodness admits of degrees. The amount of goodnes a substance has depends on the extent to which it actualizes its characteristic potentialities ; and a substance is fully good if it is fully actualized – a state which constitutes perfect or final goodness (SCG III, 16, 3, 4 ; I-II, 18, 1) » et p. 39 : « Virtue is necessary not only for governing our passions. It is also an integral part of our overall perfection as human beings. Aquinas says, ‘it belongs to the perfection of moral or human goodness that the passions themselves be controlled by reason’ (I-II, 24, 3). Human beings are appetitive creatures. They cannot achieve their goodness apart from the rectification of their bodily appetites ».

[115] J. PIEPER 146 : « The primary and essential meaning of temperare, therefore, is this : to dispose various parts into one unified and ordered whole ».

[116] J. PIEPER 203 : « It is not easy to read in a man’s face whether he is just or unjust. Temperance or intemperance, however, loudly proclaim themselves in everything that manifests a personality : in the order or disorder of the features, in the attitude, the laugh, the handwriting. Temperance, as the inner order of man, can as little remain ‘purely interior’ as the soul itself, and as all other life of the soul or mind. It is the nature of the soul to be the ‘form of the body’ ».

[117] II-II, 141, 2, ad 3. Cf. D.F. CATES 323 citant un exemple de cette qualité dans G. S. HARAK, sj, Virtuous passion : the Formation of Christian Character, New York, Paulist, 1993, p. 94 : « I had a friend who described once the delight of bitting into a freshly picked, vine-grown tomato. When, from within that delight, she reflects on the generosity of God, on God’s giving her the ability to delight in this tomato, on God’s nurturance of the whole world, she experiences joy. She has found the meaning of her delight. And that, for Thomas, would be rational, human, moral passion ».

[118] II-II, 180, 2, ad 3. Cf. J. PIEPER 167 : « Only a chaste sensuality can realize the specifically human faculty of perceiving sensual beauty, such as that of the human body, as beauty, and to enjoy it for its own sake, for its ‘sensual appropriateness’, undeterred and unsullied by the self-centered will to pleasure. It has been said that only the pure of heart can laugh freely and liberatingly. It is no less true that only those who look at the world with pure eyes can experience its beauty ».

[119] J. PIEPER 167 : « In the province of temperantia, as we have said before, it is man’s attitude toward creation which is decided, and most incisively ».

[120] II-II, 141, 2, ad 2 : « ea circa quae est temperantia maxime possunt animum inquietare, propter hoc quod sunt homini essentialia (…). Et ideo tranquillitas animi per quandam excellentiam attribuitur temperantiae, quamvis communiter conveniat omnibus virtutibus », cf. D. F. CATES 321 et 323 : « Serenity describes a state that is, negatively, free of distress. It also describes a state that is, positively, characterized by pleasure, especially the pleasure of feeling and knowing that one’s appetites are in good working order. Thomistic temperance is best construed as a habit of being consistently moved and pleased in a beautiful and honorable manner by attractive objects of sense experience. Again, it is not primarily a defensive habit of controlling one’s appetite » et J. PIEPER 147 : « What is meant is the serenity that fills the inmost recesses of the human being, and is the seal and fruit of order. The purpose and goal of temperantia is man’s inner order, from which alone this ‘serenity of the spirit’ can flow forth. ‘Temperance’ signifies the realizing of this order within oneself ».

[121] Cf. II-II, 141, 8 (utrum temperantia sit maxima virtutum) comme référée en Dieu. J. PIEPER 147-149 : « Temperance implies that man should be focused on himself and his condition, that his vision and his will should be focused on himself. That notion that the primordial images of all things reside in God has been applied by Aquinas to the cardinal virtues also : the primordial divine mode of temperantia, he states, is the ‘turning of the Divine Spirit to Itself’ » et il renvoie à I-II, 61, 5 : « Oportet igitur quod exemplar humanae virtutis in Deo praeexistat, sicut et in eo praeexistunt omnium rerum rationes. Sic igitur virtus potest considerari vel prout est exemplariter in Deo, et sic dicuntur virtutes exemplares. Ita scilicet quod (…) temperantia vero, conversio divinae intentionis ad seipsum, sicut in nobis temperantia dicitur per hoc quod concupiscibilis conformatur rationi ».

[122] J. PIEPER 149 : « To love God more than himself is in accordance with the natural being of man, as of every creature, and with his will as well. Consequently, the offense against the love of God derives its self-destructive sharpness from the fact that it is likewise in conflict with the nature and the natural will of man himself. If he loves nothing so much as himself, man misses and perverts, with inner necessity, the purpose inherent in self-love as in all love : to preserve, to make real, to fulfill. This purpose is given only to selfless self-love, which seeks not itself blindly, but with open eyes endeavors to correspond to the true reality of God, the self, and the world ». Cf. I, 60, 5 (utrum angelus naturali dilectione diligat Deum plus quam seipsum) : « naturali dilectione etiam angelus et homo plus et principalius diligat Deum quam seipsum. Alioquin, si naturaliter plus seipsum diligeret quam Deum, sequeretur quod naturalis dilectio esset perversa ; et quod non perficeretur per caritatem, sed destrueretur ».

[123] J. PIEPER 175 : « Temperantia in its strict and ultimate sense is not ‘realization’ of the good [seules la prudence et justice le font, cf. II-II, 157, 4]. Discipline, moderation, chastity, do not in themselves constitute the perfection of man. By preserving and defending order in man himself, temperantia creates the indispensable prerequisite for both the realization of actual good and the actual movement of man toward his goal. Without it, the stream of the innermost human will-to-be would overflow destructively beyond all bounds, it would lose its direction and never reach the sea of perfection. Yet temperantia is not itself the stream. But it is the shore, the banks, from whose solidity the streams receives the gift of straight unhindered course, of force, descent and velocity ».