Sacré-Cœur (B)

Lecture thomiste de Jn 19, 31-37

 

Un cœur rejeté par les pécheurs mais ouvert à eux pour leur salut

La malédiction d’être suspendu au bois

La Loi juive contenue dans le Pentateuque (5 premiers livres de la Bible ou Torah) prescrit : « Lorsqu’un homme ayant commis une faute passible de mort a été condamné à mort et pendu à un arbre, on ne laissera pas son cadavre sur l’arbre durant la nuit. Tu devras le mettre au tombeau le jour même, car un pendu est une malédiction de Dieu. Ainsi tu ne rendras pas impur le sol que le Seigneur ton Dieu te donne en héritage » (Dt 21, 22-23). Autrement, si on le laissait suspendu jusqu’au matin, la terre en serait souillée. Il fallait faire disparaître l’ignominie de cette exécution vue comme la plus honteuse.

Cette malédiction endurée par le Christ est un mal de peine et non de faute, bien sûr. Or, bien que les Juifs ne pussent plus infliger une peine de ce genre (réservée à l’occupant romain qui était le bras séculier, sauf pour S. Étienne), cependant, ce qui était en leur pouvoir, ils s’efforçaient de le faire. Aussi firent-ils la démarche auprès de Pilate d’accélérer cette mort très lente pour deux raisons : parce que c’était le sabbat et en plus la Pâque avec sa Préparation. Les Juifs par la dérive pharisaïque sont diligents à observer la Loi dans les petites choses, mais de la mépriser dans les grandes : « Guides aveugles ! Vous filtrez le moucheron, et vous avalez le chameau ! » (Mt 23, 24).

Les deux larrons

Les soldats romains vinrent donc briser les jambes des deux larrons, brigands crucifiés à sa droite et à sa gauche (Jn 19, 18 et Lc 23, 32-33). Si Matthieu ne distingue pas un bon et un mauvais larron car l’insulte provient des deux (Mt 27, 44), Luc rapporte la promesse que le bon larron serait au Paradis le jour même (Lc 23, 39-43), établissant ainsi un distinguo entre les deux. Des apocryphes (Actes de Pilate ou Évangile de Nicodème) l’appellent Dismas et Gesmas le mauvais (Raymond E. Brown dans The Death of the Messiah, Doubleday 1994 rapporte d’autres noms plus anciens encore). Son nom signifierait : « Celui qui a du cœur ».

Bse Anne-Catherine Emmerich révèle des détails. Dismas était le fils d’une famille de brigands. La sainte Famille, durant la fuite en Égypte, fut accueillie par ses parents alors qu’il était encore un petit enfant atteint de la lèpre. Il en fut guéri miraculeusement lorsque sa mère le plongea dans l’eau que la sainte Vierge avait utilisée pour laver l’Enfant Jésus. Ce miracle sensible annonçait le miracle spirituel sur la croix quand, par son propre sang, Jésus purifia Dismas de la lèpre du péché.

S’il suivit Gesmas et commença par insulter Jésus, il se laissa toucher par la grâce en voyant la patience de Jésus. La phrase : « mon Père, pardonnez leur car ils ne savent pas ce qu’ils font » le retourna. Son dialogue avec le mauvais larron montre l’intensité de son repentir et la profondeur de sa foi en reconnaissant la Justice de Dieu, en manifestant sa charité fraternelle puisqu’il encourageait Gesmas à reconnaître la justice de leur sort et qu’il blâmait les calomniateurs, en imitant le Sauveur en supportant avec patience les souffrances ; en élevant vers le Ciel, une prière humble et confiante pleine de foi. Il est donc saint et fêté le 25 mars dans l’Église catholique qui conserve le patibulum de sa croix à Rome, en l’église Santa Croce.

Le côté ouvert donne la vie éternelle

Le sort de Jésus se distingue de celui des deux larrons. Eux n’étaient pas encore morts et devaient être achevés, ce qui est à la fois cruel mais aussi un abrègement de leurs souffrances. Le côté de Jésus fut ouvert par la lance de Longin. Frapper le côté droit pour atteindre le cœur s’explique par la technique militaire de l’Antiquité qui regroupait les soldats en formations : hoplites grecs et légionnaires romains. Le bouclier était tenu par le bras gauche et la lance ou l’épée par la main droite. Une poignée au bord intérieur droit du bouclier et une sangle, en son milieu, ne permettaient que de recouvrir la partie gauche du corps du soldat. Il dépendait donc de son voisin de droite dont une partie du bouclier dépassant protégeait le reste. Il s’agissait donc de viser juste entre les deux boucliers et si possible, par une lance en forme d’as de pique, de passer entre les côtes pour atteindre le cœur. Longin était un expert.

Le texte ne dit pas « blessé ». L’ouverture est symboliquement celle du Ciel, de la vie éternelle : « j’ai vu : et voici qu’il y avait une porte ouverte dans le ciel » (Ap 4, 1). Pour S. Augustin, c’est la porte sur le côté de l’arche par laquelle entrèrent les animaux qui ne périrent pas dans le déluge (Gn 6, 16). C’est aussi le côté ouvert d’Adam d’où sortit Ève (Gn 2, 21) et là, il s’agit de la nouvelle Ève, l’Église, sortie du côté de son époux « endormi » (mais d’une autre torpeur qu’Adam, dans la mort), la mère des seuls vrais vivants régénérés par le baptême.

La porte est cause de salut. L’eau sort sans doute de la plèvre ou du cœur tout comme le sang d’ailleurs. La Passion du Christ nous est doublement profitable. Par l’eau, nous obtenons la purification de nos taches du péché originel (maculæ) : « le bain de notre régénération » (Tt 3, 5 : mal traduit aujourd’hui avec bain du baptême alors que le grec διὰ λουτροῦ παλιγγενεσίας lit bien renaissance). « Je répandrai sur vous une eau pure, et vous serez purifiés ; de toutes vos souillures, de toutes vos idoles, je vous purifierai » (Ez 36, 25). Et par le sang sont purifiés nos propres péchés, ceux non pas contractés par l’héritage de la race humaine (péché originel) mais commis par nous, actuels. Le sang est le prix de notre rédemption, rachat de la mort qui nous attendrait autrement en enfer. En effet, ceux qui ne sont pas baptisés et ne se confessent pas sont voués à la perdition éternelle. « Ce n’est pas par des biens corruptibles, l’argent ou l’or, que vous avez été rachetés de la conduite superficielle héritée de vos pères ; mais c’est par un sang précieux, celui d’un agneau sans défaut et sans tache, le Christ » (1 P 1, 18-19).

Mystiquement, l’eau et le sang annoncent deux sacrements. L’eau se rattache au sacrement du baptême, le sang à l’Eucharistie. Ou même l’une et l’autre appartiennent à l’Eucharistie parce que l’eau y est mêlée au vin, bien qu’elle n’appartienne pas à la substance du sacrement. « L’ajout de l’eau au vin est rapporté pour signifier la participation des fidèles à ce sacrement, quant au fait que par l’eau mêlée au vin est signifié le peuple uni au Christ. (…) Mais que du côté du Christ pendu à la croix jaillisse de l’eau se rapporte au même [mystère] : parce que par l’eau était signifié le lavement des péchés, qui se réalisait par la Passion du Christ. Or on a dit plus haut que ce sacrement s’achève dans la consécration de la matière : l’usage qu’en font les fidèles n’est pas quelque chose de conséquent à l’égard du sacrement. D’où il s’ensuit que l’ajout de l’eau n’est pas propre à la nécessité du sacrement » (ST III, 74, 7 et art. 6 et 8 aussi). Ces deux sacrements évoquent l’Église aussi qui les administre.

Le témoignage vrai de l’évangile de Jean

La certitude de ce récit

La certitude repose d’abord sur le témoignage apostolique, ensuite sur la prophétie de l’Écriture. Le témoin s’appelle Jean. Il est l’un des deux seuls évangélistes avec Matthieu qui fit partie du cercle étroit des apôtres. Il est le « disciple que Jésus aimait » (Jn 13, 23). Or, il est celui qui dit : « Ce qui était depuis le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché du Verbe de vie, nous vous l’annonçons » (1 Jn 1, 1). Il dit la vérité comme tout bon disciple, tel Paul : « C’est la vérité que je dis dans le Christ, je ne mens pas, ma conscience m’en rend témoignage dans l’Esprit Saint » (Rm 9, 1).

Le but est d’alimenter la foi des lecteurs et auditeurs de la parole de vie car sans la foi, il ne sera pas de vie éternelle. Il justifie ainsi son évangile dans le verset final : « Mais ceux-là (les signes que Jésus a faits en présence des disciples) ont été écrits pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour qu’en croyant, vous ayez la vie en son nom » (Jn 20, 31). Cette foi est transmise par la succession apostolique johannique qui atteignit la France par exemple : de S. Jean à S. Polycarpe, puis à S. Irénée de Lyon.

Enfin, il ajouta la prophétie de l’Écriture avec deux autorités de l’Ancien Testament. Se rapportant à « ils ne lui brisèrent pas les jambes », correspond le « Vous ne briserez aucun de ses os » (Ex 12, 46, cf. Nb 9, 12) qui vaut pour l’agneau pascal des Juifs précisément, qui préfigurait le Christ (« Car notre agneau pascal a été immolé : c’est le Christ », 1 Co 5, 7). Dieu le Père ordonna que les os de l’agneau pascal ne fussent pas brisés pour donner à entendre que la force de l’Agneau véritable et sans tache, Jésus Christ, ne devait en aucune manière être brisée par la Passion. Aussi si les Juifs pensaient détruire par la Passion la doctrine du Christ, elle en fut plutôt affermie : « le langage de la croix est folie pour ceux qui vont à leur perte, mais pour ceux qui vont vers leur salut, pour nous, il est puissance de Dieu » (1 Co 1, 18). C’est pourquoi il dit plus haut : « Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous comprendrez que moi, JE SUIS » (Jn 8, 28).

La seconde autorité se rapporte à « ils lèveront les yeux vers celui qu’ils ont transpercé » et renvoie à « ils regarderont vers moi. Celui qu’ils ont transpercé » (Za 12, 10). C’est pourquoi, si nous nous attachons à la parole du Prophète, il est manifeste que le Christ crucifié est Dieu. Car ce que dit le Prophète en la personne de Dieu, l’Évangéliste l’attribue au Christ.