Res Novæ mars 2024
Les ambitions du cardinal Tolentino Mendonça
Le pape François a porté Vatican II à son maximum. Pour être plus précis, il a rendu l’enseignement moral, qui restait relativement ferme, aussi cotonneux que l’enseignement œcuménique du dernier concile. A-t-il fait un pas de trop dans cette entreprise ? En tout cas Fiducia supplicans a ouvert une véritable crise de légitimité : on a vu des épiscopats entiers (Afrique, Hongrie) se refuser à l’appliquer.
Divers signes montrent que « le parti bergoglien » est en grande agitation et que les consultations s’y multiplient depuis la déclaration du 18 décembre 2023 du Dicastère pour la Doctrine de la Foi rendant possible la bénédiction de couples irréguliers et de couples de même sexe, déclaration que les stratèges progressistes considèrent comme une faute tactique, celle d’un homme impulsif, d’autant plus impatient que le temps lui est compté.
Tout au contraire, du côté conservateur, on estime que cette crise ouvre de nouvelles perspectives. Et pourtant on ne peut en espérer davantage qu’un certain recentrage, l’horizon restant celui d’un conclave où 95 cardinaux, soit nettement plus que les 2/3 des électeurs, ont été nommés par François. Si on s’en tient aux deux catégories énoncées par Benoît XVI en 2005, pour ceux qui acceptent Vatican II, « l’herméneutique de réforme dans la continuité » et « l’herméneutique de rupture », et que l’on considère que Jean-Paul II et Benoît XVI ont représenté la première et François la seconde, un retour à la ligne Wojtyla/Ratzinger ne semble pas envisageable après François. Ce retour, d’ailleurs, ne réglerait pas davantage ce qui n’a pu être réglé hier[1].
Le bilan d’un pontificat
Bien sûr l’enjeu des élections à la Sixtine est toujours plus compliqué qu’un choix idéologique binaire. Par exemple, en 2005, le cardinal Ratzinger n’avait pas seulement été choisi comme une sorte de super wojtylien, qui pouvait faire remonter les chiffres des vocations, mais aussi parce qu’il était partisan d’un assainissement moral du clergé, et peut-être aussi, paradoxalement, parce qu’on prévoyait qu’il insisterait moins que son prédécesseur sur l’enseignement d’Humanæ vitæ. La géopolitique joue-t-elle un rôle, plus ou moins inconscient sur les conclaves ? 2005 était le moment où l’Allemagne d’après-guerre, quinze ans après avoir absorbé la RDA, arrivait au faîte de sa puissance.
Et cependant, le pontificat ratzinguérien a échoué. Outre l’impossibilité de refaire l’unité de l’Église autour de l’« herméneutique de réforme dans la continuité », il n’a pu s’imposer à Rome même : face à une opposition continue et déterminée, Benoît XVI peu enclin à agir avec autorité, n’osant user systématiquement de l’arme absolue des papes, les nominations curiales et épiscopales, démissionna après moins de 8 ans de pontificat. Si bien qu’en 2013, c’était un homme fort que l’on a cherché. Et trouvé ! Évêque depuis 1992, Jorge Bergoglio était en réalité un personnage à deux faces : celle du péroniste, par le fait anticommuniste et donc hostile à la forme marxiste de la première théologie de la libération ; celle du partisan d’une certaine théologie de la libération, qui postérieure à la chute du mur de Berlin, œuvrait pour la libéralisation de la constitution de l’Église, l’éclatement de sa rigidité morale et la promotion d’une théologie écologique. Ce second aspect lui avait permis de devenir, dès le conclave de 2005 où il était arrivé second, le candidat de la ligne du cardinal Martini (même si ce dernier l’appréciait peu). Le cardinal « Janus » a ainsi pu compter en 2013 sur toutes les voix progressistes et recevoir aussi celles de nombreux conservateurs.
En 1999, alors que le pontificat de Jean-Paul II entrait dans sa dernière phase, au synode des évêques européens de 1999, le cardinal Martini, archevêque de Milan, avait développé dans un discours très remarqué un véritable programme de pontificat. Il ne pourra pas l’appliquer lui-même car la maladie de Parkinson allait le mettre hors-jeu. Dans cette profession de foi, qui commençait par ces mots : « J’ai fait un rêve »[2], Martini énumérait les « nœuds à trancher » :
- Le nœud de la « carence dramatique de ministres ordonnés » (autrement dit, il convenait d’ordonner éventuellement des hommes mariés) ;
- Le nœud de l’insuffisante « place des femmes dans l’Église » (les faire accéder à divers « ministères ») ;
- Le nœud des problèmes afférents à la « sexualité » (mettre sous le boisseau Humanæ vitæ et l’enseignement moral subséquent[3]) ;
- Le nœud de la « discipline du mariage » (permettre aux divorcés « remariés » d’accéder à l’eucharistie, demande récurrente à l’époque).
Après son élection en 2013, le jésuite de Buenos Aires a appliqué le programme du jésuite de Milan, dont l’essentiel, il faut le souligner, était une libéralisation de la morale. L’un des deux textes marquants du pontificat bergoglien restera Amoris lætitia, l’autre étant Traditionis custodes pour barrer la dynamique d’un retour avant le Concile ouverte de fait par Summorum Pontificum. Et parce que le monde contemporain ne cesse d’avancer dans ce nihilisme dénoncé par Benoît XVI et que le catholicisme libéral conciliaire ne peut que l’y accompagner, la déclaration Fiducia supplicans se voulait la touche finale, celle d’une concession sous forme de « miséricorde » à l’endroit de l’idéologie LGBT. On peut désormais bénir au nom du Christ cette négation suicidaire de la nature et de la société[4]. En réalité comme on sait, c’est à l’occasion de « mariages » homosexuels que sont demandées des bénédictions.
D’où il résulte dans le collège des cardinaux une situation incertaine. Une réunion discrète organisée par Austin Institute for the Study of Family and Culture, dont le siège est au Texas, s’est tenue du 26 au 28 septembre dernier à Prague pour y parler de l’« idéologie du genre ». S’y sont notamment retrouvés les cardinaux Do Carmo da Silva, archevêque de Dili, au Timor oriental, Oswald Gracias, archevêque d’Agra (Inde), Patrick D’Rozario, de Dacca, William Goh, archevêque de Singapour, Angelo Bagnasco, archevêque émérite de Gênes, Dominik Duka, archevêque émérite de Prague, Willem Eijk d’Utrecht et aussi Mgr Salvatore Cordileone archevêque de San Francisco, quatre d’entre eux – Virgilio do Carmo da Silva, Oswald Gracias, William Goh Seng Chye, Willem Eijk – étant à ce jour cardinaux électeurs.
On peut donc imaginer l’union de cardinaux outrés par le document du Dicastère pour la Doctrine de la Foi et des conservateurs classiques. Peut-on dès lors estimer possible l’élection d’un pape qui défendrait un solide enseignement moral ? Sans doute pas. En revanche, on peut tout à fait concevoir que ce même ensemble de cardinaux puisse empêcher l’élection d’un cardinal franchement « progressiste » (à ce jour, 45 y suffiraient).
À quoi s’ajoute le fait que, si l’élection de 2013 était partiellement une réaction contre le défaut d’autorité dont avait pâti l’Église romaine sous Benoît XVI, le prochain conclave sera inévitablement le théâtre d’un rejet du trop-plein d’autorité créé par un pape au style chaotique et imprévisible qu’aucune règle écrite ou non écrite n’arrête (voir la manière stupéfiante dont a été menée la procédure contre le cardinal Becciu, quoi qu’il en soit des fautes de ce dernier, qui jonglait avec des sommes fabuleuses au nom du Saint-Siège).
Le cardinal José Tolentino Mendonça, un faux centriste
La voie semble donc ouverte aux hommes de compromis ou qui se présentent comme tels.
Le cardinal Parolin, Secrétaire d’État, s’y essaie, nous l’avons dit[5]. Plus en souplesse, le cardinal Zuppi, archevêque de Bologne et Président de la Conférence épiscopale italienne, adossé aux puissants réseaux de la Communauté de Sant’Egidio. Il a été délégué par le pape pour explorer la possibilité d’une négociation de paix en Ukraine et il a réussi à ce que la CEI ne tombe pas comme la CEF dans le piège des virulentes des campagnes contre les abus sexuels. D’autre part, il ne craint pas de se prêter à des célébrations selon l’ancienne liturgie, en y développant à chaque fois le thème : « Il y a de la place pour tous dans l’Église », gestes en direction des cardinaux conservateurs.
Mais il a approuvé Fiducia supplicans devant la CEI. Il l’a fait, en se rangeant habilement derrière l’approbation du cardinal Betori, archevêque de Florence, qui passe pour conservateur[6]. Une approbation qui pourrait lui coûter cher.
Et puis, chemine un autre papable, qu’on voudrait faire passer comme de compromis, dont nous avions déjà parlé en rapportant l’avis du Catholic Herald qui affirmait que le cardinal José Tolentino de Mendonça, cultivé, urbain, serait « le genre de figure acceptable pour toutes les factions et capable d’attirer un large soutien parmi elles[7]. » En réalité, le cardinal de Mendonça, 58 ans, est un faux centriste. Portugais de Madère, bibliste, tertiaire dominicain, devenu archiviste et bibliothécaire de l’Église romaine en 2018, il a été invité, toujours en 2018, à prêcher la retraite de carême de la Curie, et a été créé cardinal la même année. Nommé en septembre 2022, dans la foulée de la réforme de la Curie, Préfet d’un grand Dicastère, celui pour la Culture et l’Éducation, il succède à la fois au cardinal Ravasi, qui était Préfet du Conseil Pontifical pour la Culture, et au cardinal Versaldi, qui était Préfet de la Congrégation pour l’Éducation catholique.
Il est l’auteur d’une œuvre de poésie, théâtre, essais, prières, qui lui a valu une série de prix littéraires. Très en phase avec les élites gouvernantes, il a été désigné en 2019 personnalité portugaise de l’année par l’hebdomadaire Expresso. Il ne lui viendrait pas à l’idée, même par politique, de se commettre avec des traditionnels : « Aujourd’hui, nous voyons le pape François être contesté par une aile plus conservatrice de l’Église et par certains noms importants, même de cardinaux, qui, d’une certaine manière, sont prêts à placer le traditionalisme au-dessus de la tradition[8]. »
En revanche, José Tolentino Mendonça est ouvert à « l’accueil pour tous ». Dans un entretien donné à Renascença, évoqué plus haut, il célèbre Amoris lætitia : « Nous vivons au milieu de la ville, dans cet espace plein de frontières et plein de murs invisibles et de blocages existentiels […] Que les chrétiens soient remariés, blessés par des expériences conjugales naufragées, ou par la réalité de nouvelles familles, ou des homosexuels, ils doivent trouver dans l’Église un espace d’écoute, d’accueil et de miséricorde. » Il a donné une préface à La théologie féministe dans l’histoire[9], livre de son amie la Sœur Teresa Forcades, féministe et bénédictine de Montserrat. Il est sur la même longueur d’onde que celle-ci qui parcourt le globe et travaille « pour une inclusion pleine de l’homosexualité dans l’Église ».
Le Dicastère pour la Culture et l’Éducation est à l’évidence conçu comme un tremplin. Sans parler de la capacité d’influence de la Communauté de Sant’Egidio, si l’hypothèse Zuppi ne prenait pas. Pour Sant’Egidio, qui l’a fait participer à la 35ème Rencontre internationale pour la Paix en 2021, Tolentino Mendonça assure volontiers des prédications. En fait, José Tolentino Mendonça, à l’image des personnes qui l’entourent, par exemple le très influent jésuite Spadaro, ancien directeur de la Civiltà Cattolica, se projette dans un post-catholicisme, où l’achèvement de la sécularisation devient une opportunité : la sécularisation d’aujourd’hui, à la différence de celle issue des Lumières, hostile au catholicisme, se conjugue au contraire avec celui-ci, ou plutôt l’inverse, dans la mesure où il se reconfigure en ouverture « spirituelle » de la postmodernité.
Abbé Claude Barthe
[1] Voir notre article : « Tentatives de restauration de l’unité perdue : un double échec », dans Pour une vraie réforme de l’Église – Res Novae.
[2] Le concile dont rêve le cardinal Martini (lemonde.fr).
[3] Dans un recueil d’entretiens, Nel cuore della Chiesa e del mondo, Marietti, Milan, 1991, il avait déclaré qu’il se sentait en désaccord avec un moralisme « rabbinique ».
[4] Dans La défaite de l’Occident (Gallimard, 2014), Emmanuel Todd estime que l’adoption du mariage homosexuel est un marqueur anthropologique décisif qui permet de dater « la fin absolue du christianisme en tant que force sociale », soit pour la France en 2013.
[5] Le cardinal Parolin en embuscade – Res Novae.
[6] Zuppi: la pace è quello di cui c’è più bisogno. Non lasciamo solo il Papa (avvenire.it).
[7] Enter Cardinal Mendonça, newly-promoted love poet and possible future Pope – Catholic Herald
[8] Entretien donné à Renascença, 22 décembre 2016. Tolentino Mendonça: Com este Papa, « há mais pessoas a dar uma segunda oportunidade à Igreja » – Renascença (sapo.pt)
[9] La teologia feminista en la història, Fragmenta Editorial, 2007.
De la tentation d’instrumentaliser la Sainte Écriture
Par Don Pio Pace
Pie XII, dans Divino afflante Spiritu, en 1943, avertissait les commentateurs de la Sainte Écriture de se souvenir « qu’il s’agit ici de la parole divinement inspirée, dont la garde et l’interprétation ont été confiées à l’Église par Dieu lui-même, [afin qu’ils] ne mettent pas moins de soin à tenir compte des interprétations et déclarations du magistère de l’Église, ainsi que des explications données par les saints Pères, en même temps que de “l’analogie de la foi”, comme Léon XIII les en avertit très sagement dans l’encyclique Providentissimus Deus ». Ceci, à propos du sens littéral de l’Écriture, son sens théologique direct. Et plus loin, il leur demandait de ne pas s’écarter, notamment dans la prédication, du sens spirituel (symbolique) voulu par Dieu et consacré par les Pères. « Un emploi plus large et métaphorique du texte sacré [pouvant] être utile pour éclairer et mettre en valeur certains points de la foi et des mœurs, à condition de le faire avec modération et sobriété », mais restant « extrinsèque et adventice ».
On va donner ici deux exemples récents d’une libre interprétation problématique de la Sainte Écriture, la première concernant le sens spirituel, la seconde le sens littéral.
L’absolutisation de la diversité
Dans une audience générale du mercredi 29 novembre 2023[1], le pape François a évoqué l’épisode de la tour de Babel, en Genèse 11, 1-9, que les hommes veulent construire dans leur orgueil jusqu’au ciel et qui est puni par Dieu par la confusion des langues.
« L’on se rappelle l’histoire de la ville de Babel et de sa tour (cf. Gn 11, 1-9). On y raconte un projet de société où chaque individualité est sacrifiée à l’efficacité de la collectivité. L’humanité parle une seule langue – nous pourrions dire qu’elle a une “pensée unique” –, elle est comme enveloppée dans une sorte de sortilège général qui absorbe l’unicité de chacun dans une bulle d’uniformité. Alors Dieu confond les langues, c’est-à-dire qu’il rétablit les différences, recrée les conditions pour que l’unicité puisse se développer, fait revivre le multiple là où l’idéologie voudrait imposer l’unique. Le Seigneur détourne aussi l’humanité de son délire de la toute-puissance : “faisons-nous un nom”, disent les habitants exaltés de Babel (v. 4), qui veulent s’élever jusqu’au ciel, se mettre à la place de Dieu. Mais ce sont là des ambitions dangereuses, aliénantes, destructrices, et le Seigneur, en confondant ces attentes, protège l’humanité, en évitant une catastrophe annoncée. Ce récit semble vraiment d’actualité : aujourd’hui encore, la cohésion, au lieu de la fraternité et de la paix, est souvent basée sur l’ambition, les nationalismes, l’homologation et les structures technico-économiques qui inculquent la persuasion que Dieu soit insignifiant et inutile : non pas tant parce que l’on cherche plus de savoir, mais surtout pour plus de pouvoir. C’est une tentation qui s’insinue dans les grands défis de la culture d’aujourd’hui. »
On voit le glissement : ce n’est pas tant la construction orgueilleuse de la tour qui est peccamineuse, que l’unité de langue, laquelle devient métaphore de la « pensée unique », cette dernière très justement dénoncée au reste. De sorte que, ce que l’interprétation traditionnelle considérait comme une punition – Dieu fait passer l’humanité de la fusion des langues à leur confusion pour les punir de leur orgueil – est en fait, selon le pape François, une restauration de la création et de la volonté de diversité inscrite dans cette création.
La diversité peut certes exprimer humainement dans les créatures finies l’infinie richesse de la divinité en son unicité – ce que d’ailleurs le pape évoque en disant que la diversité recrée « les conditions pour que l’unicité puisse se développer » –, mais elle est aussi souvent peccamineuse déviation orgueilleuse par rapport aux canaux de l’unité divine, la droite raison ou la Révélation.
On ne peut pas ne pas penser au « Document sur la fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune » d’Abou Dhabi du 4 février 2018, qui fait découler de la Sagesse divine, la diversité, y compris celle des fausses religions, le libre examen et la liberté religieuse : « La liberté est un droit de toute personne : chacune jouit de la liberté de croyance, de pensée, d’expression et d’action. Le pluralisme et les diversités de religion, de couleur, de sexe, de race et de langue sont une sage volonté divine, par laquelle Dieu a créé les êtres humains. Cette Sagesse divine est l’origine dont découle le droit à la liberté de croyance et à la liberté d’être différents. » Le discours de l’audience du 29 novembre dernier ne va pas jusque-là, loin s’en faut, mais il est sur la même ligne de sacralisation de la diversité comme telle.
La « conversion » du Christ de la rigidité à la miséricorde
Le P. Antonio Spadaro, ancien directeur de La Civiltà Cattolica, Sous-Secrétaire du Dicastère pour la Culture s’est lui aussi livré dans Il Fatto quotidiano du 20 août 2023[2] à un étonnant commentaire de l’épisode de la femme cananéenne qui demande de l’aide à Jésus parce que sa fille est tourmentée par le démon, et qui traitée avec une apparente dureté, est à la fin exaucée en raison de sa foi que le Christ mettait à l’épreuve (Matthieu 15, 21-28).
« Jésus est à Génésareth, sur la rive droite du lac de Tibériade. Les habitants l’ont reconnu, et la nouvelle de sa présence s’est répandue dans toute la région de bouche à oreille. Beaucoup lui amenèrent des malades, qui furent guéris. C’était une terre où les gens devaient l’accueillir et le comprendre. Ses actions ont été efficaces. Mais le Maître ne s’arrête pas. Matthieu (15 :21-28) – qui écrit pour les Juifs – nous dit qu’il va au nord-ouest, dans la région de Tyr et de Sidon, c’est-à-dire dans la région phénicienne, et donc païenne.
Mais ensuite, vous pouvez entendre des cris. Ils émanent d’une femme. C’est une Cananéenne, c’est-à-dire une habitante de cette région habitée par un peuple idolâtre qu’Israël regardait avec mépris et inimitié. L’histoire a donc prétendu que Jésus et la femme étaient ennemis. La femme s’écria : “Aie pitié de moi, Seigneur, fils de David ! Ma fille est très tourmentée par un démon”. […] “Mais il ne lui a pas dit un mot”, écrit laconiquement Matthieu.
Jésus reste indifférent. […] Le silence est suivi de la réponse furieuse et insensible de Jésus : “Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël”. La dureté du Maître est inébranlable. Or, Jésus lui-même est théologien : la mission reçue de Dieu se limite aux enfants d’Israël. Donc, rien à faire. La miséricorde n’est pas pour elle. Elle est exclue. Il n’y a aucun doute. […Jésus] répond d’une manière moqueuse et irrespectueuse à l’égard de cette pauvre femme : “Il n’est pas bon de prendre le pain des enfants et de le jeter aux chiens”, c’est-à-dire aux chiens domestiques. Une chute de ton, de style, d’humanité. Jésus apparaît comme aveuglé par le nationalisme et le rigorisme théologique.
[…] “C’est vrai, Seigneur, et pourtant les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres”. Peu de mots, mais bien placés et de nature à bouleverser la rigidité de Jésus, à le conformer, à le “convertir” à lui-même. Jésus, en effet, répond sans hésiter : “Femme, grande est ta foi ! Qu’il soit fait pour toi comme tu voudras”. Et à partir de ce moment-là, sa fille a été guérie. Et Jésus aussi semble guéri et, à la fin, il se montre libéré de la rigidité des éléments théologiques, politiques et culturels dominants de son temps. Alors, que s’est-il passé ? Jésus, de la terre d’Israël, guérit la fille d’une femme païenne, méprisée parce qu’elle était cananéenne. Et ce n’est pas tout : il est d’accord avec elle et loue sa grande foi. C’est là le germe d’une révolution. »
Certes, le P. Spadaro dit bien que passant de la rigidité à la miséricorde Jésus est converti « à lui-même », qu’il « semble » guéri de sa dureté. Mais pour les besoins de la leçon qu’il veut donner à ses lecteurs, il souligne la « conversion » du Christ, et par la même occasion éreinte la « rigidité » des théologiens. Assurément, le P. Spadaro dit bien que le Christ à la fin si mostra libero, « se montre libre » et non liberato, « libéré » de la rigidité. Mais si pour les hommes se convertir, c’est se retirer du péché, en l’espèce du mépris, de la dureté méchante, le changement d’attitude du Christ ne peut être qu’une manifestation pédagogique du plan divin de la mission vers Israël puis vers les païens et de la perfection de sa miséricorde (qui se manifeste d’ailleurs dans sa sévérité première).
Antonio Spadaro brode sur l’histoire évangélique, comme le font parfois pieusement les prédicateurs, mais lui le fait en prêtant au Christ une « manière moqueuse et irrespectueuse à l’égard de cette pauvre femme », supposant qu’il est « comme aveuglé par le nationalisme et le rigorisme théologique ». Au point que sa glose, en toute hypothèse gravement irrespectueuse, relève d’une christologie suspecte : le Jésus de l’Évangile était moralement perfectible. Pour Spadaro était-il déjà Dieu ou pas encore ?
Don Pio Pace
[1] https://slmedia.org/fr/blogue/audience-generale-du-pape-francois-mercredi-29-novembre-2023.
[2] Le texte complet de l’article est rapporté dans : MiL – Messainlatino.it: Le bestemmie ereticali di padre Antonio Spadaro S.I. sul Fatto Quotidiano