Res Novæ février 2024 – La liberté religieuse, épine dans la chair
La liberté religieuse, épine dans la chair
Comment est-on passé dans l’Église du rejet de la liberté religieuse à son acceptation ? C’est le sujet de l’ouvrage de François Huguenin, La grande conversion. L’Église et la liberté de la Révolution à nos jours[1]. Brillante explicitation sur cinq cents pages d’un changement de cap. Peut-être que sa focalisation sur la liberté, sauf les pages consacrées à l’évolution de la question du salut, donne-t-elle l’impression que le retournement de Vatican II se réduit à ce point. En fait, l’adoption de la liberté religieuse s’intègre à un infléchissement de l’ecclésiologie consistant à voir hors de l’Église catholique des communautés surnaturelles secondes en quelque sorte. D’où l’œcuménisme, qui accorde une « communion imparfaite » aux séparés, le dialogue interreligieux fondé sur un « respect sincère » des autres religions, et la liberté religieuse qui rend obsolète l’idée d’un État défenseur de l’unique Église. Cet anti-exclusivisme est clairement d’inspiration libérale, via le protestantisme où chaque Église se considère comme la plus parfaite sans cependant prétendre s’identifier totalement à l’unique Église du Christ.
Vatican II et l’État catholique
Disons tout de suite que la virulence des débats sur la liberté religieuse lors de Vatican II s’explique par le fait que la doctrine subvertie était alors connue de tous et qu’elle animait encore, tant bien que mal, un certain nombre d’entités politiques, étatiques ou militantes. Réactiver ces débats aujourd’hui paraît en revanche lunaire, car il paraît désormais évident, dans le catholicisme postconciliaire, que les rapports du politique et du religieux ne peuvent avoir lieu qu’au sein de la laïcité des instances nationales et internationales.
Pour traiter donc de cette question de la liberté religieuse, qui relève du droit public de l’Église, il convient d’avoir à l’esprit ce qu’elle disait de la « constitution chrétienne des États » (Immortale Dei de Léon XIII du 1er novembre 1885). Son discours traditionnel sur les Cités politiques selon le droit naturel était à deux niveaux : il portait sur ces États qui, avant même la connaissance de la Révélation, avaient ou ont une pleine légitimité dans la mesure où ils tendent au « vivre bien » des citoyens, mais auxquels l’adhésion à l’Évangile confère un « baptême » qui souligne le caractère sacré du pouvoir de leurs magistrats (doctrine du Christ-Roi), et les oblige en retour à des obligations envers la vérité de la Révélation.
Certes, les Cités antiques ont rarement ressemblé à celle de Salente, dans Les aventures de Télémaque, et les princes ou chefs d’États chrétiens ont trop peu pratiqué une imitation de saint Louis, les chefs de guerre, de sainte Jeanne d’Arc, et les ministres des finances, de saint Éloi. Pour autant, en ce monde marqué par le péché, les principes élaborés par la tradition d’Aristote, et plus largement de la philosophie grecque, reprise par saint Thomas et toute la théologie subséquente, notamment des XVIIe et XVIIIe siècles, ne relèvent pas plus de l’utopie que l’énoncé des béatitudes. Gouverner sagement est l’idéal auquel devraient se conformer tous chefs de peuples, ce qui, dans le monde qui a reçu la Révélation, veut dire gouverner selon l’inspiration chrétienne, en tentant plus largement d’organiser une paix de Dieu entre les nations « baptisées ».
Cet idéal, aujourd’hui évacué, de chrétienté et dont le vide est comblé par un mondialisme humaniste, peut se comparer à la surélévation de cette institution naturelle qu’est le mariage à la dignité de sacrement. L’analogie étant imparfaite, car les Cités chrétiennes ne naissent pas, comme la société des époux, d’un acte sacramentel. Mais comme une famille devient chrétienne, ont été « baptisées » ces sociétés qui sont ontologiquement premières pour l’homme, animal politique, par la profession de foi de leurs peuples et de leurs magistrats. Chacune, sans être marquée par un caractère, est comme refondée par cette profession de foi, sans laquelle désormais elle n’est plus elle-même. Chrétienne reste la France, notre mère charnelle et spirituelle, terre de saints, couverte d’un manteau d’églises et de cathédrales, toujours fille aînée de l’Église, aussi défigurée qu’elle soit par le masque laïque dont on l’a affublée.
À l’encontre de cela, de manière apparemment annexe mais en réalité fondamentale, est venu le n. 2 de la déclaration Dignitatis humanæ de Vatican II : « Ce Concile du Vatican déclare que la personne humaine a droit à la liberté religieuse. Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être exempts de toute contrainte de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres. »
Que nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience en matière religieuse ne pose pas de problème. Rien, en effet, n’autorise à contraindre les consciences d’accepter la foi divinement révélée, tout simplement parce qu’un acte de foi ne peut être qu’un acte propre d’une âme surélevée par la grâce. L’Église a toujours enseigné que personne ne peut être « amené malgré lui à embrasser la foi catholique[2]. » Et bien évidemment, ne pose aucun problème, au contraire, l’affirmation que nul ne soit empêché d’exprimer la vérité chrétienne : cela relève en fait de la liberté de l’Église, à laquelle participe chaque catholique.
Ce qui fait difficulté est le droit d’agir en public selon sa conscience lorsque celle-ci est dans l’erreur. Autrement dit le droit de diffuser l’erreur au même titre que la vérité. Sans doute, bien avant Internet, les déviations morales, erreurs, hérésies, mensonges se répandaient dans toutes les sociétés chrétiennes. Mais elles étaient frappées, d’une manière ou d’une autre, censure, coaction, du sceau de l’illégitimité. Au reste, que l’erreur soit connue en même temps que contredite et combattue est assurément chose bonne et nécessaire : philosophie et théologie ont toujours vécu dans d’indispensables controverses. Mais pas plus que des parents chrétiens ne sauraient laisser accéder des doctrines erronées à l’esprit de leurs enfants à égalité avec celles leur apportant le pain de la vérité, pas davantage les magistrats d’une Cité faisant profession de catholicisme ne le doivent pour les citoyens dont ils ont la charge. Ils remplissent au mieux ce devoir en développant leur capacité critique de combattre les erreurs. Ce qui est, tout au contraire du laisser-faire laisser passer, une vraie manière de les traiter en adultes libres et forts.
Contre quoi vient l’affirmation découlant du n. 2 de Dignitatis humanæ qui veut qu’en toute hypothèse les hommes ne puissent jamais être empêchés par un pouvoir humain – et donc spécialement le pouvoir souverain de l’État – d’exprimer publiquement une erreur religieuse que leur dicte leur conscience erronée. La déclaration conciliaire précise que cette expression ne doit pas dépasser de « justes limites » (justes limites dont l’État déciderait qu’elles ont été franchies, par exemple, en Occident, par la polygamie, en Afrique par la sodomie, etc.), ce qui ne change rien au principe : un État qui fait profession de catholicisme ne peut plus interdire – frapper d’illégitimité – le culte public, l’expression et la diffusion publique d’erreurs contre la foi ou contre les mœurs.
L’obligation de permettre (ne pas empêcher) à égalité la diffusion paisible du vrai et du faux, qui pèse désormais sur l’État, revient à consacrer sa neutralité religieuse intrinsèque. Selon Dignitatis humanæ, même si l’État se disait catholique, il devrait tout de même accorder des droits identiques à toutes les religions. Ce que confirme le n. 6 de la déclaration, qui fait de l’État catholique, au même titre qu’un État anglican, luthérien, musulman, etc., une sorte de singularité dépassée: « Si, en raison des circonstances particulières dans lesquelles se trouvent certains peuples, une reconnaissance civile spéciale est accordée dans l’ordre juridique de la Cité à une communauté religieuse donnée, il est nécessaire qu’en même temps, pour tous les citoyens et toutes les communautés religieuses, le droit à la liberté en matière religieuse soit reconnu et sauvegardé. »
De la sorte, Vatican II a écarté comme obsolète cette doctrine rappelée depuis la Révolution par le magistère pontifical avec une force comme désespérée : le pouvoir civil ne peut pas se montrer indifférent vis-à-vis de la vraie religion. Car, comme la famille, comme toute société naturelle, la Cité ne saurait être athée. Elle doit donc honorer et vénérer Dieu, ce qui, depuis la prédication de l’Évangile, pour les peuples qui l’ont entendue, se fait selon le culte rendu dans et par l’Église du Christ[3]. Par le fait, la puissance civile doit garantir à l’Église une pleine liberté pour remplir sa mission, liberté qui n’est autre que celle du Christ et de l’Évangile.
Tel est le principe, que son exception, la tolérance civile, fait mieux encore comprendre. On prend ici le terme de tolérance dans le sens classique et non dans celui de Locke[4] : tolérer c’est souffrir un mal, parce qu’on ne peut pas ou qu’on ne veut pas l’empêcher, car sa répression créerait de grands troubles, mais qui jamais, même par prescription, ne deviendra un bien. La tolérance civile est ainsi le fait de l’État vis-à-vis de divers maux qui peuvent se propager publiquement parmi les citoyens, spécialement en matière de doctrine religieuse ou morale. Le discours Ci riesce de Pie XII du 6 décembre 1953 (assez surréaliste au reste, dans la mesure où il traite de communautés internationales, de type ONU, UNESCO, censées aptes à se conformer au droit naturel) en contient une formulation précise : « « Dans le champ du monde, laissez croître la zizanie avec la bonne semence à cause du froment » (Mt 13, 24-30). Le devoir de réprimer les déviations morales et religieuses ne peut donc être une norme ultime d’action. Il doit être subordonné à des normes plus hautes et plus générales qui, dans certaines circonstances, permettent et même font apparaître comme le parti le meilleur celui de ne pas empêcher l’erreur, pour promouvoir un plus grand bien. […Ce qui se résume en deux principes :] Premièrement : ce qui ne répond pas à la vérité et à la loi morale n’a objectivement aucun droit à l’existence, ni à la propagande, ni à l’action. Deuxièmement : le fait de ne pas l’empêcher par le moyen des lois de l’État et de dispositions coercitives peut néanmoins se justifier dans l’intérêt d’un bien supérieur et plus vaste[5]. »
Un magistère pontifical de combat
François Huguenin décrit et commente les principaux actes du magistère pontifical depuis la Révolution opposés à la liberté, du moins selon son point de vue (il convient lui-même que Libertas de Léon XIII affirme au contraire que ce magistère est au service de la vraie liberté). La violence congénitale qui fut celle de la Révolution, avant même la Terreur, expliquerait largement la véhémence des condamnations, comme par exemple chez Grégoire XVI : « De cette source empoisonnée de l’indifférentisme, découle cette maxime fausse et absurde ou plutôt ce délire qu’on doit procurer et garantir à chacun la liberté de conscience, erreur des plus contagieuses, à laquelle aplanit la voie cette liberté absolue et sans frein des opinions qui, pour la ruine de l’Église et de l’État t, va se répandant de toutes parts, et que certains hommes, par un excès d’impudence, ne craignent pas de représenter comme avantageuse à la religion[6]. » Excès oratoire ? Force est cependant de constater que ce discours décrit ce que nous avons sous les yeux près de deux cents ans après, à savoir les législations criminelles et contre-nature qu’en viennent à élaborer les sociétés libérales en leur dernier état de décomposition. En fait, la violence révolutionnaire radicale, destructrice de la Cité naturelle et chrétienne, avant d’être celle de la guillotine, a été incluse dans les Droits de l’Homme, qui font que le pouvoir n’émane plus de Dieu, comme l’affirme saint Paul (Rm 13, 1), car « le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la nation » (art. 3 de la Déclaration), et que la loi, « expression de la volonté générale » (art. 6), est par le fait décrochée de sa référence à la loi divine.
C’est d’ailleurs très justement que F. Huguenin insiste sur le fait que les textes pontificaux de condamnation de la liberté, ceux de Pie IX par exemple, ne visaient pas les libéraux extérieurs à l’Église, mais bien les libéraux catholiques ou proches du catholicisme, hommes modérés, comme Montalembert ou Tocqueville, dont le propos, tout mesuré qu’il ait été, n’en était pas moins une défense de la liberté moderne.
Ce que ne prennent pas en compte, en revanche, ni François Huguenin, ni ces catholiques libéraux (ni même, paradoxalement les papes d’avant Vatican II dans leur diplomatie de conciliation qui a semblé parfois prête à tout pour obtenir la liberté de culte, du sacre de Napoléon aux consignes de Ralliement), c’est la nature de l’État nouveau fondé sur ce que Léon XIII qualifie dans Immortale Dei de « droit nouveau », où « l’autorité publique n’est que la volonté du peuple, lequel, ne dépendant que de lui-même, est aussi le seul à se commander. » Ce « droit nouveau » est à ce point subversif du droit naturel que la catégorie classique de tyrannie, qui qualifie le gouvernement substituant un bien particulier au bien commun, n’est pas vraiment adaptée à cette situation complètement nouvelle créée par la Révolution, où les notions de « bien commun » et de « légitimité » en leur sens classique ne sont plus adéquates.
Le retournement est d’autant plus manifeste que l’État, auquel s’est substituée cette nouvelle forme de gouvernement des peuples, était chrétien. De sorte que l’État nouveau évacue tant la référence à la loi naturelle que la confession chrétienne qui soutenait et sacralisait cette référence. Confession catholique exclusive, dans le principe, de toute publicité donnée à l’erreur, même si le principe admettait de larges tolérances. La marque originelle de l’État moderne, fût-il tolérant vis-à-vis du catholicisme et professant une « laïcité positive », voire même intégrant encore dans sa législation un certain respect de l’ordre naturel en raison de l’état de l’opinion publique, est le rejet de principe de la souveraineté sans partage du Christ : « Nous ne voulons pas que celui-là règne sur nous » (Lc 19, 14). Rejet d’autant plus radical que l’ultramodernité a amené une seconde vague de sécularisation, qui a pour ainsi dire sécularisé la modernité elle-même en s’attaquant aux réalités naturelles qu’elle avait encore conservées mais en les réinterprétant à sa manière, État, nation, et même nature et raison.
La doctrine du Christ-Roi
François Huguenin évoque, mais sans lui donner l’importance considérable qu’elle a eue, l’encyclique Quas Primas de Pie XI du 11 décembre 1925, sur la royauté politique et institutionnelle du Christ. Au XXe siècle, elle a servi de référence pour la résistance contre l’État moderne et d’objet d’approfondissement théologique pour les dernières générations des tenants de la doctrine romaine contre-révolutionnaire.
Quas primas développait au fond une théologie politique christocentrique : les gouvernants tiennent leur pouvoir de Dieu (Rm 13, 1), lequel a remis toutes choses au Christ (1 Co 15, 27), si bien que, du point de vue civil, ils sont les représentants de Jésus-Christ, comme les évêques et le pape le sont du point de vue religieux. Dans la mesure, bien entendu, où ils servent le bien commun. Le pouvoir du Christ en son humanité sur tous les hommes et toutes les sociétés humaines, explique l’encyclique, est la conséquence de l’union de la nature humaine et de la nature divine du Christ dans la Personne du Verbe, l’union hypostatique, et est aussi la conséquence de sa conquête par sa mort sur la Croix des âmes de tous les hommes. De ce fait, princes et magistrats, dont l’autorité découle de celle du Christ Homme-Dieu et Rédempteur, sont revêtus d’un caractère christique qui fait prendre tout son sens au droit divin.
Ceci éclaire le fait qu’il existe une certaine analogie entre la notion de bien commun naturel et celle, d’ordre surnaturel, qui se déploie dans la communion du Corps mystique. Ernst Kantorowicz, dans Les deux corps du Roi[7] relève que des relations réciproques entre Église et État permettaient au Moyen Âge des emprunts dans les symboles de l’un et l’autre pouvoir, faisant que le sacerdotium avait une allure impériale et le regnum un aspect religieux. Si bien que l’ensemble des citoyens était aussi désigné comme Corpus mysticum. En effet, même si la communauté constituant un État – fût-il l’empire chrétien – n’a pas les dimensions universelles de l’Église, elle est à son échelle et dans son ordre, un corps qui est blessé par les fautes civiques, injustices, rébellions des citoyens, comme il est enrichi par leur vertu. L’amitié qui lie les citoyens (comme la charité qui joint les membres de l’Église), fondement du patriotisme, a sa plus haute manifestation dans le sacrifice de sa vie pour le corps de l’État tout entier.
Cependant, il est souvent arrivé et il peut arriver, même après la diffusion de l’Évangile, que la majeure partie des citoyens et les gouvernants ne professent pas la foi catholique, ou bien ne connaissent pas le fait de la Révélation. Il reste à ce pouvoir civil non catholique à se conformer aux préceptes de la loi naturelle, que peut, dans l’idéal, lui rappeler l’Église, à laquelle il devait laisser pleine et entière liberté. On pense à l’attitude d’un certain nombre de pouvoirs païens vis-à-vis du catholicisme.
C’est en somme dans ce dernier contexte que se placent les développements du P. Louis-Marie de Blignières dans son article : « Le Christ-roi et la liberté religieuse. La royauté sociale du Christ, doctrine périmée ou pérenne ? »[8], où il explique que « si la loi divine requiert le principe d’une reconnaissance sociale et communautaire de la vraie religion, elle n’exige pas une expression particulière de cette reconnaissance (par exemple dans des constitutions écrites ou des concordats). Dans une société qui ne jouit pas de l’unité de croyance dans la foi catholique, la loi divine exige que les chrétiens (et les hommes de bonne volonté) aient le souci de travailler à ce que la société civile honore la loi naturelle et qu’elle donne à l’Église la possibilité de prêcher l’ordre surnaturel. » Il faut malheureusement considérer que nous ne sommes pas aujourd’hui dans une société païenne « classique », mais dans une société laïque, qui peut d’ailleurs éventuellement respecter encore certains préceptes de la loi naturelle[9].
La Note doctrinale sur certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi du 24 novembre 2002, représente bien la pensée romaine d’après Vatican II sur la démocratie moderne, qui n’intègre pas le fait qu’elle soit une société d’apostasie. D’une part, elle présente la laïcité et la non-confessionnalité de l’État comme des évidences : « La promotion en conscience du bien commun de la société politique n’a rien à voir avec le “confessionnalisme” ou l’intolérance religieuse » (n. 6). Et pourtant, d’autre part, elle voudrait que l’État démocratique respectât la morale naturelle : « Pour la doctrine morale catholique, la laïcité, comprise comme autonomie de la sphère civile et politique par rapport à la sphère religieuse et ecclésiastique – mais pas par rapport à la sphère morale [c’est nous qui soulignons] –, est une valeur acquise et reconnue par l’Église, et elle appartient au patrimoine de civilisation déjà atteint. » C’est postuler que la démocratie moderne est faite pour se soumettre à la loi naturelle (en fait à une partie de la loi naturelle, car le devoir pour l’État de rendre à Dieu est de droit naturel), ce que précisément cette démocratie ne fait qu’accidentellement. L’enseignement politique postconciliaire, au moins jusqu’au pape François, s’intègre au projet bien connu de la correction de l’effet (lutter contre les mauvaises lois morales), sans remonter à la cause (un autre type de légitimité qui ignore la loi de Dieu), dans la ligne des directives données par Léon XIII aux catholiques français les engageant à accepter le régime nouveau pour en corriger les lois[10].
L’effort inefficace de l’herméneutique de réforme dans la continuité
La pensée du P. de Blignières résume très justement la royauté sociale du Christ, comme « le rayonnement temporel de l’Incarnation ». Mais il se place sur une ligne de crête très ratzinguérienne. Selon lui la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse ne contredit en rien la doctrine du Christ-Roi. Pourtant le caractère exclusif dans le principe – sous réserve, encore une fois, de toutes les tolérances possibles – du droit qu’ont ceux qui expriment la vérité et le bien moral à être librement diffusés dans l’espace public, est contredit par l’affirmation que nul ne peut être empêché d’agir en public, dans de justes limites, en conscience.
Dans son discours bien connu à la Curie du 22 décembre 2005, Benoît XVI distinguait comme on sait deux interprétations de la réforme conciliaire, « l’herméneutique de la discontinuité et de la rupture », qu’il estimait néfaste, et « l’herméneutique de la réforme ou du renouveau dans la continuité », qu’il faisait sienne. Benoît XVI défendait, en somme, son interprétation du Concile sur deux fronts : contre l’interprétation « progressiste », mais aussi contre les opposants au Concile (la minorité conciliaire et les traditionalistes).
Et il donnait comme exemple Dignitatis humanæ : « Il fallait définir [lors du Concile] de façon nouvelle le rapport entre Église et État moderne », ce qui fut fait en adoptant « à travers le Décret sur la liberté religieuse un principe essentiel de l’État moderne. » Le pape évoquait les condamnations radicales du libéralisme par les papes qui avaient précédé Vatican II, mais, expliquait-il, ce libéralisme avait changé. Il n’était pas nécessairement antireligieux, car la science moderne était devenue plus modeste dans l’affirmation de sa capacité d’expliquer le monde. Du coup, la laïcité de l’État moderne, plus neutre qu’hostile si on veut, sur le modèle de l’État américain, était devenue plus acceptable. Des hommes d’État catholiques [comprendre les démocrates-chrétiens allemands et italiens des années 50 à 70 du XXe siècle] avaient démontré qu’il pouvait exister un État laïc, respectant l’éthique naturelle. Sauf, encore une fois, que la reconnaissance de Dieu et le culte devant lui être rendu par l’État en font aussi partie[11].
On peut de là, soit appuyer sur l’aspect de « réforme » de l’« herméneutique de réforme dans la continuité », soit appuyer sur son aspect de « continuité ». François Huguenin est dans le premier cas, soulignant que si Benoît XVI, dans ce discours, affirme que Dignitatis humanæ ne contredit pas la foi de l’Église (la déclaration conciliaire, dans son n. 1, rappelle en effet « la doctrine catholique traditionnelle au sujet du devoir moral de l’homme et des sociétés à l’égard de la vraie religion et de l’unique Église du Christ »), il admet bien qu’« ont été corrigées certaines décisions historiques » des papes antérieurs.
Le P. Basile Valuet, à l’inverse, insiste sur la continuité de cette herméneutique avec sa thèse résumée dans : Le droit à la liberté religieuse dans la tradition de l’Église[12]. François Huguenin épingle le P. Valuet, qui explique le fait qu’on soit passé de la tolérance pour la diffusion de l’erreur au droit à cette diffusion en affirmant que la liberté religieuse est un « droit à la tolérance ». Mais François Huguenin lui-même ne procède-t-il pas à un tour de passe-passe en affirmant que la liberté religieuse est une rupture sans en être une : non pas une rupture doctrinale, mais une rupture politique ? Car il faut selon lui distinguer « entre ce qui relève de la foi et ce qui relève de l’ethos, qui est le caractère, la manière d’être, l’ensemble des comportements habituels d’un individu ou d’un groupe ». Dignitatis humanæ « met en cause, non pas la foi de l’Église, identique et immuable, mais son rapport au politique, sa manière d’être vis-à-vis du pouvoir civil, sa manière d’envisager les relations entre celui-ci et les individus[13]. » Solution qui peut sembler un artifice, mais qui reprend au fond sur un autre mode plus ou moins superposable, la distinction de Jean XXIII puis de Vatican II lui-même entre enseignement dogmatique et enseignement pastoral.
Sauf que les papes d’avant disaient expressément qu’ils parlaient doctrinalement des liens entre politique et religieux. Ainsi, Léon XIII dans Immortale Dei : « La première de toutes [les facilités que l’État doit fournir aux citoyens pour aller vers leur fin] consiste à faire respecter la sainte et inviolable observance de la religion, dont les devoirs unissent l’homme à Dieu. […] Dans sa Lettre-Encyclique Mirari vos, du 15 août 1832, Grégoire XVI, avec une grande autorité doctrinale [c’est nous qui soulignons], a repoussé ce que l’on avançait dès lors, qu’en fait de religion, il n’y a pas de choix à faire : que chacun ne relève que de sa conscience et peut, en outre, publier ce qu’il pense. »
* * *
Le fait est que la Cité chrétienne a disparu de la surface de la terre et toute réflexion sur son rétablissement, fût-il très lointain, paraît relever de l’utopie. D’autant que le catholicisme lui-même est devenu comme étranger au monde contemporain.
Mais vouloir que l’État moderne se soumette à l’ordre naturel n’est-il pas aussi utopique ? On s’accordera sur le fait que si cette société est un désordre institutionnalisé, le chrétien qui y est immergé, tout en organisant une survie religieuse et familiale, en même temps qu’une transmission, peut chercher avec prudence à peser sur certains leviers sociaux, politiques. Mais on s’accordera aussi sur le fait que vouloir la fin du désordre relève d’un changement de nature et pas seulement de degré dans l’ordre des choses.
D’ailleurs, une déstabilisation du désordre établi peut bien advenir plus rapidement qu’on ne le pense, du seul fait que la désintégration de l’ordre naturel, économique, social, familial, auquel s’emploie systématiquement la société politique moderne, est par elle-même suicidaire. Ce qui ne veut pas dire qu’un effondrement général toujours possible engendrera comme par miracle une sortie des régimes modernes. Si l’Église divine a besoin des hommes, notamment de pasteurs dignes de ce nom, à combien plus forte raison la Cité des hommes a-t-elle besoin d’hommes pour la relever et la conduire. Peut-être d’ailleurs que la Cité des hommes a elle aussi besoin préalablement d’évêques pour la sortir d’un coma prolongé, tout comme à l’époque de l’effondrement de l’empire romain, mais d’une tout autre manière. En cela aussi, ne faut-il pas espérer contre toute espérance ?
Abbé Claude Barthe
[1] Cerf, 2023.
[2] Pie XII, Mystici Corporis.
[3] « C’est un devoir [rendre culte à l’unique vrai Dieu] qui oblige en premier lieu les hommes pris en particulier, mais c’est aussi un devoir collectif de toute la communauté humaine basée sur des liens sociaux réciproques, parce qu’elle aussi dépend de l’autorité suprême de Dieu » (Pie XII, Mediator Dei).
[4] Dans sa Lettre sur la tolérance, John Locke dégage l’État de tout devoir religieux, sauf celui d’assurer la liberté à toutes les religions, et aussi de réprouver l’athéisme (et le catholicisme !). Cette conception de la tolérance a largement été adoptée par le catholicisme américain. Son influence, représentée à Vatican II par celle du théologien jésuite John Courtney Murray, a été considérable.
[5] Dans tout ce qui est dit ici de l’État, on pourrait donner de nombreuses références dans le magistère pontificat de Pie VI à Pie XII. C’est volontairement que nous indiquons les derniers témoignages sur cette doctrine.
[6] Grégoire XVI, Mirari vos, 15 août 1832.
[7] Gallimard, 1989.
[8] Claves, 24 décembre 2023, Le Christ roi et la liberté religieuse – Claves.
[9] Voire y être forcée par la rue, ce qui est rarissime, comme lors du retrait de la loi Savary, restreignant la liberté des écoles catholiques, en 1984.
[10] Léon XIII, Au milieu des sollicitudes, du 16 février 1892.
[11] Le Catéchisme de l’Église catholique, au n. 2105, parle bien du devoir pour les hommes et les sociétés de rendre à Dieu « un culte authentique » à l’égard de « la vraie religion et de l’unique Église du Christ » (DH 1). Mais le contenu du flacon ne répond pas à l’étiquette. Le CEC baptise « culte » l’évangélisation par laquelle peut être obtenue une imprégnation d’esprit chrétien des institutions : « En évangélisant sans cesse les hommes, l’Église travaille à ce qu’ils puissent « pénétrer d’esprit chrétien les mentalités et les mœurs, les lois et les structures de la communauté où ils vivent » (Apostolicam actuositatem, n. 10). Le devoir social des chrétiens est de respecter et d’éveiller en chaque homme l’amour du vrai et du bien. Il leur demande de faire connaître le culte de l’unique vraie religion qui subsiste dans l’Église catholique et apostolique (cf. DH 1). […] L’Église manifeste ainsi la royauté du Christ sur toute la création et en particulier sur les sociétés humaines. »
[12] Éditions Sainte-Madeleine, 2005.
[13] La grande conversion, op. cit., pp. 377 et 378.