Res Novæ – janvier 2023

Res Novæ janvier 2023

Prêcher et catéchiser sur les fins dernières

Par l’abbé Claude Barthe

En conclusion d’un chapitre sur la crise de la prédication des fins dernières (la mort, le jugement particulier et le jugement général, l’enfer, le paradis, et aussi le purgatoire, Guillaume Cuchet écrit : « Cette rupture au sein de la prédication catholique a créé une profonde discontinuité dans les contenus prêchés et vécus de la religion de part et d’autre des années 1960. Elle est si manifeste qu’un observateur extérieur pourrait légitimement se demander si, par-delà la continuité d’un nom et de l’appareil théorique des dogmes, il s’agit bien toujours de la même religion[1]. »

Érosion préconciliaire de cette prédication

En ce domaine comme en d’autres, le « grand déménagement » (Guillaume Cuchet) qu’a provoqué Vatican II, y compris dans les doctrines qu’il n’a pas lui-même revisitées, ce qui est le cas des fins dernières, a été précédé d’une longue et progressive dégradation interne. Celle-ci s’est accélérée, en tous domaines, à partir de la dernière guerre, avant l’affaissement brutal qui a suivi. Ainsi de la crise des vocations sacerdotales et religieuses, dont la courbe s’abaissait depuis longtemps, avant de s’effondrer à partir de 1965. Une image nous vient, trop forte sans doute, celle de la cité fantomatique du Sertão brésilien, décrite par Michel Bernanos dans L’envers de l’éperon, ville rongée par les termites dont murs et monuments vont s’effondrer à la moindre poussée.

À la fin des années cinquante, Julien Green, dans son Journal, faisait des allusions répétées au fait que l’on parlait déjà avec réticence des fins dernières. Un bon témoignage de cette gêne se trouve chez Jacques Maritain qui, dans un écrit de 1961, « Idées eschatologiques », qui sera publié de manière posthume dans Approches sans entraves[2], élabore un étonnant conte qui revient à évacuer le désespoir des damnés : finalement pardonnés après le jugement dernier, ils seraient transportés dans les limbes (auxquelles Maritain croyait donc encore) où ils jouiraient de la félicité naturelle que connaissent les enfants morts sans baptême. C’était une reprise, sur la pointe des pieds, de la théorie d’Origène, dite apocatastase, « rétablissement », qui soutenait que les peines de l’enfer n’étaient pas éternelles, et qui a été condamnée par le second concile de Constantinople.

Évanouissement postconciliaire

Cependant, ici comme ailleurs, le grand bouleversement dans la prédication est intervenu à partir du Concile. Au sein d’une bibliographie très important, on cite toujours la thèse d’histoire religieuse d’Yves Lambert, Dieu change en Bretagne : La religion à Limerzel de 1900 à nos jours[3]. Sur le point qui nous intéresse, il montre que, dans le bulletin paroissial de Limerzel, on a parlé du purgatoire et de l’enfer jusqu’en 1965, lorsque s’achève le Concile, puis qu’on avait cessé d’un coup et définitivement de le faire.

On ne saurait traiter Hans Urs von Balthasar de progressiste. Or, sa thèse sur l’enfer, à laquelle a répondu Mgr Christophe J. Kruijen, auteur de l’article qui suit, n’est pas marginale dans sa pensée mais elle tient au cœur de sa théologie. L’Écriture interdit de nier la possibilité de la damnation, concédait Balthasar, mais il s’interrogeait sur la possibilité de facto et même de jure de la damnation : « Nous ne savons pas si une liberté humaine est capable de se refuser jusqu’au bout à l’offre que lui fait l’Esprit de lui donner sa liberté propre et véritable[4]. » Autrement dit, selon lui, nous ne savons pas si l’homme est capable de pécher sans rémission. Le théologien de Bâle, qui n’hésitait pas en définitive à mettre au paradis les pires criminels non repentis, n’était pas suivi par des confrères bien plus progressistes, tel Edward Schillebeeckx, op, qui voyait pour les pires pécheurs la mort comme la fin de tout. Quant à Gustave Martelet il empruntait à Jean Elluin « l’enfer chirurgical », sorte de super-purgatoire qui détruirait dans l’âme des grand pécheurs toute la part mauvaise de leur volonté et laisserait, après une « division déchirante », le petit reste de bonne volonté dans la béatitude).

Le dérapage s’est d’ailleurs continué ou a d’ailleurs continué: « Que Dieu me pardonne, et la sainte Église, si je vais trop loin dans ces hypothèses », écrivait le très classique et très thomiste P. Marie-Joseph Nicolas op dans son Court traité de théologie (Desclée, 1990), qui en arrivait à pencher vers les théories de l’illumination post mortem, avec un « moment métaphysique » au-delà de la mort clinique où l’âme serait capable d’un dernier choix dans une lumière totale. Et même vers l’hypothèse d’un possible repentir pour les damnés, une « conversion de la haine à l’amour ».

Mais si l’enfer a disparu, le purgatoire n’est guère mieux traité : les prêtres qui en parlent encore dans les homélies d’enterrement sont considérés comme « rigides ». Au reste, les commentaires et homélies des messes de funérailles, quelle qu’ait été la vie du défunt, supposent son « entrée au ciel » immédiate. L’enterrement devient « enciellement »[5]. La vision surnaturelle du décès comme retour de l’âme du défunt auprès du Divin Juge disparaît au profit de la célébration de la vie terrestre du mort. Souvent, il est vrai, ce sont les familles qui sont responsables de cette apologie du mort, mais bien peu de prêtres les freinent dans cette approche erronée des funérailles et beaucoup les encouragent. Du coup, non seulement on ne prie plus pour le repos de l’âme de l’être disparu, on ne fait pas dire de messes pour lui, ni on ne s’avise de lui appliquer des indulgences pour abréger son purgatoire. Et pour peu que le défunt ait pratiqué et fait profession de catholicisme, c’est à peine si on ne lui demande pas ses prières du haut du ciel.

On est au cœur d’une théologie libérale où tout se tient, ou plutôt où tout se délite. L’appartenance à l’Église nécessaire au salut s’estompe ou, ce qui revient au même, est présumée exister chez tout un chacun : l’œcuménisme, avec sa « communion imparfaite » des séparés et le dialogue interreligieux, avec son « respect sincère » des autres religions, posent en principe que tout homme fait partie en quelque manière de l’Église et qu’il est engagé dans la voie du salut.

De même est gommée l’horreur de la rupture opérée par le péché empêchant l’union au Christ. Nous avons eu l’occasion de parler de cette hérésie ordinaire que constitue aujourd’hui la négation du péché originel[6]. De manière directe ou plus embarrassée, la très grande majorité des théologiens contemporains nient le caractère historique du péché originel, se refusant à dire qu’a été commis par le père de l’humanité un péché de désobéissance, qui lui a fait perdre la grâce de Dieu et les dons qui l’accompagnaient, de sorte qu’Adam a transmis une nature humaine blessée à toute sa descendance. Conforte cette relativisation de la foi au péché originel, l’abandon généralisé de la doctrine des limbes ou, pour être plus précis, le fait d’affirmer que des enfants morts sans baptême avant l’âge de raison peuvent cependant jouir de la vision béatifique[7].

C’est plus globalement le péché grave, le péché mortel, qui est, non pas nié, mais n’est plus ressenti comme jetant l’âme dans un état objectif de haine de Dieu. Et par le fait, la vie de grâce de l’âme et la vertu de charité sont généralisées et par le fait dévaluées : si le péché n’existe pas vraiment, la vie divine en l’âme n’est qu’un feu follet et l’amour que Dieu nous porte lui-même, peu jaloux et sans exigence, une caricature.

Le message moral se réduit à un discours vain, spécialement le message moral conjugal, d’Humanæ vitæ, que l’on considère comme « prophétique » c’est-à-dire en fait indiquant un idéal sans y obliger vraiment, à Amoris lætitia pour qui des personnes vivant dans l’adultère public peuvent parfois y demeurer sans commettre de péché grave (n. 301). Cette décadence est aggravée, dès l’immédiat après-Concile, par les « départs » nombreux de prêtres et religieux, qui furent et sont autant de scandales à proprement parler. Les abandons publics du célibat par des consacrés excusent les fidèles laïcs qui en prennent et en laissent avec la loi morale.

Ne pas craindre la peur de l’enfer

Jean de Viguerie avait vivement critiqué l’appellation de « pastorale de la peur » que Jean Delumeau appliquait à l’enseignement et à la prédication du Moyen Âge à la fin du XVIIIe siècle, et même jusqu’à Vatican II. Selon J. de Viguerie il s’agissait d’un thème en vogue chez les chrétiens des années 1970, qui plaquaient leurs aspirations sur une histoire religieuse reconstituée de manière très approximative[8]. Jean Delumeau et ses suiveurs « déshistorisent » (Sylvio Hermann De Franceschi) écrits, sermons, etc., du passé, autrement dit font une lecture selon leur propre morale contemporaine. En réalité, les débats historiques sérieux portent sur le développement du rigorisme janséniste et gallican contrebattu par une morale dite « jésuite », moliniste, alphonsienne.

Or, c’est saint Ignace lui-même qui, dans ses Exercices spirituels, propose une méditation sur la plus objectivement terrifiante des réalités, celle de l’enfer : « Je verrai des yeux de l’imagination ces feux immenses, et les âmes des réprouvés comme enfermées dans des corps de feu (n. 66). J’entendrai, à l’aide de l’imagination, les gémissements, les cris, les clameurs, les blasphèmes contre Jésus-Christ Notre-Seigneur et contre tous les Saints (n. 67). Je me figurerai que je respire la fumée, le soufre, l’odeur d’une sentine et de matières en putréfaction (n. 68). » Il donne préalablement la motivation toute simple et équilibrée de cet exercice qu’il propose : « Je demanderai le sentiment intérieur des peines que souffrent les damnés, afin que, si mes fautes me faisaient jamais oublier l’amour du Seigneur éternel, du moins la crainte des peines m’aidât à ne pas tomber dans le péché (n. 65). »

Les Exercices spirituels ignatiens ont pour objet de préparer à des choix importants, des élections, notamment la réponse à une vocation, après une purification de l’âme, et un embrasement de sa générosité au sein de l’indifférence, c’est-à-dire d’un plein abandon à la volonté de Dieu, qui devra être la plus justement sensible aux motions par lesquelles l’Esprit-Saint intervient sur cette âme. C’est dans ce processus général qu’une « première semaine », une première étape d’une retraite de 40 jours est consacrée à la purification, selon une structure très simple qui fait méditer le retraitant sur deux thèmes : celui des péchés (péché des anges, péché originel, péché mortel) et celui de l’enfer, méditations accompagnées de pénitences prudentes mais sérieuses. Après quoi, l’exercitant pourra franchir les étapes suivantes pour entendre l’appel du Seigneur Jésus, tout en méditant sa vie, sa Passion, sa Résurrection.

Ce schéma de prédication, souvent condensé en 8 jours, a été élaboré dans le cadre de la rénovation spirituelle de la chrétienté qui a suivi le Concile de Trente. Bien d’autres types d’exercices¸ soit inspirés par ceux de saint Ignace, soit d’une visée parallèle, ont alors abondamment fleuri. Par exemple les missions paroissiales, sortes de retraites destinées à toucher le plus grand nombre et à renouveler la ferveur des fidèles. Elles ont eu un immense développement aux XVIIe et XVIIIe siècle, mais aussi au XIXe et jusques aux rives des années soixante du XXe siècle. Ces missions commençaient par une invitation pressante à la purification, au moyen de prédications sur le sens de l’existence, la mort, le péché, l’enfer, le purgatoire, pour conduire à des journées de confessions, souvent confessions générales de toute la vie, ce qui disposait les participants à entendre ensuite dans les meilleures dispositions les sermons sur la vie bienheureuse, l’amour de Dieu et du prochain, la nécessité de la prière, de la pratique de la messe et des sacrements, des commandements de Dieu et de l’Église, l’exercice des vertus, le pardon des offenses, la réconciliation avec ses ennemis, etc.

La condition nécessaire d’une rénovation religieuse est la remise à l’honneur d’une prédication de purification et d’engagement à la pénitence – ascèse de la vie, confession –  par des exercices ou missions sous forme adaptée aux possibilités présentes, par l’aide spirituelle individuelle – la direction spirituelle sous toutes ses formes –, et surtout, plus généralement, dans la prédication ordinaire, l’enseignement du catéchisme, la formation doctrinale et spirituelle.

Les funérailles donnent une possibilité particulièrement favorable pour développer cette prédication, y compris à un public qui n’a plus qu’un lien ténu avec la religion et que la mort d’un proche peut placer dans des dispositions de plus grande réceptivité. Est-il besoin de souligner que cette invitation à la purification est par nature éminemment antimoderne.

Il nous paraît que l’intégration des fins dernières dans la prédication au sens plus large du terme – enseignement parlé, prêché, écrit – est aussi importante du point de vue de la pastorale concrète, du fait de la théologie qui la sous-tend, qu’est le retournement de l’autel en liturgie. À cette inflexion de la pastorale sont liés entre autres le sens du péché, le respect de la morale du mariage, la perception de la nécessité d’appartenir à l’Église, de la nécessité des « œuvres » (messes pour les défunts, indulgences), du baptême des petits enfants. Ce qui sera une réhabilitation de la pastorale, au sens authentique du terme, d’une pastorale catholique.

Abbé Claude Barthe

[1] Guillaume Cuchet, Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Anatomie d’un effondrement, Seuil, 2018, p. 266.

[2] Fayard, 1973.

[3] Paris, Cerf, 1985.

[4] Épilogue, Culture et Vérité, 1997. Voir aussi : Espérer pour tous, Desclée de Brouwer, 1987 ; L’Enfer en question, Desclée de Brouwer, 1988.

[5] Voir Laurent Jestin, « Foi douteuse, espérance trop sûre d’elle-même. La dérive des funérailles chrétiennes », Catholica, automne 2007.

[6] Le magistère comme un édredon – Res Novae – Perspectives romaines.

[7] Commission théologique internationale, La speranza della salvezza per i bambini che muoiono senza battesimo, La Civiltà Cattolica, 4 mai 2007.

[8] Compte rendu d’Un chemin d’histoire. Chrétienté et christianisation (Fayard, 1981), dans Revue historique, avril-juin 1983, pp. 497-498.

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Les fins dernières : considérations sur un sujet en souffrance

Par Mgr Christophe Kruijen

  1. Un sujet négligé et mal transmis depuis longtemps

Depuis des décennies, l’enseignement des fins dernières est négligé dans l’Église. Ainsi, Paul VI constatait-il en 1971 : « On parle rarement et peu des fins dernières[1]. » S’appuyant sur une analyse de 280 homélies sur les fins dernières publiées entre 1860 et 1990, Michael Ebertz a mis en évidence l’érosion, puis la dissolution progressive du code eschatologique traditionnel, en sorte que de la tripartition ciel / purgatoire / enfer, il ne reste pratiquement que le ciel[2]. Ebertz relevait en particulier le lien entre cette mutilation des fins dernières et l’abandon d’une image de Dieu contrastée au profit d’une représentation d’un Dieu mou qui a pitié de tout, aimant et doux[3].

  1. Typologie des déficits majeurs dans la présentation des fins dernières

Les graves négligences sur le plan de la présentation des fins dernières dans la catéchèse, la théologie et la prédication ont contribué à la diffusion de nombreuses opinions erronées parmi les fidèles. Le P. Philippe-Marie Margelidon, o.p., a relevé les quatre points problématiques suivants[4] : en premier lieu, les discours sur l’âme, son immortalité et sa distinction d’avec le corps sont évacués ou minorés. En second lieu, la disparition ou la négation de la crainte de Dieu, du jugement et des peines éternelles de l’enfer, conséquence de l’abandon ou de la relativisation de la notion de péché mortel. En troisième lieu, l’oubli de la relation entre le péché et la peine, de même que celui de la nécessité de la réparation et de la pénitence, ce qui rend incompréhensible l’idée de purgatoire. En quatrième lieu, l’universalisme eschatologique, sur lequel nous reviendrons : on pense qu’il n’y a pas d’enfer ou que l’enfer est vide ; les damnés et les démons, s’ils existent, seront sauvés à la fin (apocatastase).

Ajoutons deux autres erreurs. La première concerne la résurrection qui est parfois située immédiatement après la mort, faute d’une juste anthropologie chrétienne comprenant la permanence de l’âme au cours du temps intermédiaire entre la mort et la résurrection à la fin des temps (cf. CEC, no 1001). Ainsi le P. Gregory Gay, Supérieur général de la Congrégation de la mission, annonçait-il en 2009 la célébration de « l’anniversaire de la mort et de la résurrection de nos fondateurs saint Vincent de Paul et sainte Louise de Marillac[5] ». Les corps de ces deux saints étant encore présents sur terre, ces propos aberrants présupposent qu’il n’existe aucun lien d’identité entre le corps historique et le corps ressuscité. Or, ceci est contraire à la définition dogmatique du concile de Latran IV (1215), selon laquelle « tous ressusciteront avec leur propre corps qu’ils ont maintenant, pour recevoir […], les uns un châtiment sans fin avec le diable, les autres une gloire éternelle avec le Christ » (chap. 1 : DzH, no 801).

La seconde erreur consiste à penser que l’homme pourrait encore opter pour ou contre Dieu après la mort. Contre cette option finale[6] qui relativise les choix posés ici-bas, il faut affirmer que « la mort met fin à la vie de l’homme comme temps ouvert à l’accueil ou au rejet de la grâce » (CEC, no 1021). De fait, chacun est jugé sur les œuvres accomplies « pendant qu’il était dans son corps » (2 Co 5, 10). Sachant qu’« avec la mort, le choix de vie fait par l’homme devient définitif[7] », « c’est […] pendant sa vie qu’il faut se repentir. Le faire après ne sert à rien[8] ». Cette doctrine implique que le purgatoire ne doit pas être conçu comme une sorte de seconde chance pour passer de la perdition au salut : « L’état de purification n’est pas un prolongement de la situation terrestre, comme si, après la mort, était donnée une autre possibilité de changer son propre destin[9]. »

  1. Le problème de l’automatisme du salut

Toutefois, aujourd’hui le problème majeur menaçant la doctrine catholique des fins dernières est la présomption du salut. Par le passé, il était admis comme une évidence que tous les hommes ne seront pas sauvés, sans que soit ignoré ou nié pour cela que Dieu veut le salut de tous. Le Docteur commun écrivait ainsi lapidairement : « “Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité.” [1 Tm 2, 4] Mais cela ne se passe pas ainsi[10]. » Les débats ne portaient donc pas sur le fait de la réprobation, mais sur le nombre qui en ferait l’objet, ou plutôt sur la proportion entre les élus et les réprouvés. Ainsi, ce n’est qu’au cours du XIXe siècle que la position du petit nombre (relatif) des élus, jusque-là prépondérante parmi les théologiens, vint à décliner[11].

Remarquons que la doctrine d’un salut seulement partiel se trouve également dans des textes du magistère. Le concile de Trente déclare ainsi : « Bien que lui [le Christ] soit “mort pour tous” [2 Co 5, 15], tous cependant ne reçoivent pas le bienfait de sa mort, mais ceux-là seulement auxquels le mérite de sa Passion est communiqué[12]. » De son côté, le Catéchisme romain de 1566 affirmait : « Si nous en considérons la vertu, nous sommes obligés d’avouer que le sang du Seigneur a été répandu pour le salut de tous. Mais si nous examinons le fruit que les hommes en retirent, nous comprenons facilement que beaucoup seulement, et non pas tous, en ont profité[13]. » Un catéchisme célèbre publié en 1905 enseignait à son tour : « Jésus-Christ est mort pour le salut de tous, mais tous ne sont pas sauvés parce que tous ne veulent pas le reconnaître, tous n’observent pas sa loi, tous ne se servent pas des moyens de sanctification qu’il nous a laissés[14]. »

Le consensus autour d’un salut partiel s’est effrité à partir du milieu du XXe siècle. Trois jésuites peuvent figurer ici comme précurseurs de la position qui réduit la damnation à une hypothèse : Teilhard de Chardin (vers 1926-1927), Otto Karrer (en 1934) et Henri Rondet qui demandait en 1943 : « Il y a des démons en enfer, mais y a-t-il des hommes[15] ? » Depuis lors, notamment Karl Rahner et Hans Urs von Balthasar – là encore des jésuites – ont diffusé l’opinion dite de « l’espérance pour tous », d’après laquelle il serait non seulement permis, mais il faudrait espérer le salut de tous les hommes, sans pouvoir l’affirmer. Cette position a été qualifiée de « largement dominante chez les plus grands théologiens d’aujourd’hui[16] », encore que des auteurs importants tels les cardinaux Charles Journet et Leo Scheffczyk, le dominicain Jean-Hervé Nicolas ou le jésuite Cándido Pozo ont maintenu que, de fait, des hommes se damnent.

En réalité, la position de « l’espérance pour tous », qui sert au moins tendanciellement à contourner la doctrine de l’enfer, même si elle maintient verbalement la possibilité de la damnation, est dépassée chez nombre de théologiens – sans parler des prêtres et des fidèles du rang – en direction d’une exclusion de la damnation (les groupes conservateurs ou traditionalistes, sans parler de l’islam, dérogent toutefois à cette tendance). Le théologien Bernhard Lang concluait ainsi : « Celui qui prend au sérieux le message du pardon ne peut croire à aucun enfer[17]. » Le salut devient par là un acquis pour tous, avec pour corollaire la négation théorique ou pratique de l’enfer comme, de fait, chez Yves Congar[18]. Pour le moins, l’hyper-accentuation contemporaine de la miséricorde divine au détriment de la justice réduit à l’extrême la probabilité de la perdition, comme chez Gustave Martelet écrivant : « Jamais l’Évangile ne nous présente un pareil refus [du salut] comme une virtualité plausible et dont Jésus pourrait se montrer satisfait. […] Celle-ci nous semble relever […] de ce qu’on peut appeler l’impensable ou l’absurde[19]. »

  1. Conséquences de cette position

Il est évident que la présomption du salut a des conséquences désastreuses sur la totalité du christianisme, dégradé de ce fait en une religion sans enjeu, donc inutile. On songe, entre autres, à la suppression d’un frein puissant au péché grave, la ruine de la notion d’état de grâce, l’inutilité de la conversion et de la pénitence, le naufrage de la discipline sacramentelle, la diminution du zèle et des vocations pour la mission et la conversion des âmes, etc. Cette problématique a été reconnue depuis longtemps au plus haut niveau, sans que les pasteurs y apportent malheureusement de réponse adéquate. Ainsi, Paul VI observait-il déjà : « Aujourd’hui, la sécularisation nous fait perdre la conscience du terrible risque dont notre sort futur est l’enjeu[20] », tandis que Benoît XVI déplorait que « beaucoup de nos frères vivent comme s’il n’y avait pas d’au-delà, sans se préoccuper de leur salut éternel[21] ».

  1. Brève esquisse de quelques remèdes

Contre l’automatisme du salut et du pardon divin, il convient tout d’abord de rappeler que ceux-ci sont liés à des conditions, notamment la fidélité aux commandements (cf. Mt 6, 14-15 ; 7, 21 ; 19, 16-17). Alors que l’idée d’un Dieu ‟automate du pardonˮ le fait ressembler à « un chat qui ronronne sur le radiateur[22] », il serait ensuite urgent de retrouver une image de Dieu plus équilibrée, alliant bonté et sévérité (cf. Rm 11, 22), comme le prônait déjà le concile de Trente : « Parce que “nous péchons tous en bien des choses” [Jc 3, 2 ; can. 23], chacun doit avoir devant les yeux non seulement la miséricorde et la bonté, mais aussi la sévérité et le jugement[23]. »

En outre, il faut faire savoir que la séparation entre sauvés et damnés, opérée par le jugement, est une vérité révélée. La thèse de l’espérance d’un salut universel peut et doit donc être réfutée, tandis qu’il est possible de répondre aux objections majeures contre l’existence de la damnation[24].

Pour terminer, il est indispensable de restaurer enfin l’orthodoxie doctrinale de la prédication à l’occasion des funérailles, aujourd’hui affligeante, en mettant notamment fin à la ‟canonisationˮ quasi systématique des défunts.

Mgr Christophe J. Kruijen

Auteur d’une thèse de doctorat à l’Université de l’Angelicum
publiée sous le titre : Peut-on espérer un salut universel ?[24]

[1] Paul VI, Audience générale, 8 septembre 1971.

[2] Voir à ce sujet Michael N. Ebertz, Die Zivilisierung Gottes. Der Wandel von Jenseitsvorstellungen in Theologie und Verkündigung, Ostfildern, Schwabenverlag, 2004.

[3] Cf. Michael N. Ebertz, « Die Zivilisierung Gottes und die Deinstitutionalisierung der ‟Gnadenanstaltˮ. Befunde einer Analyse von eschatologischen Predigten », Kölner Zeitschrift für Soziologie und Sozialpsychologie. Sonderhefte 33 (1993), p. 92-125, ici p. 112 et p. 119.

[4] Cf. La Nef, no 352, novembre 2022, p. 18.

[5] Gregory Gay, « Lettre à la Famille Vincentienne », 13 mai 2009, repris dans Nuntia. Bulletin mensuel d’information de la Curie généralice de la CM, no 6, juin 2009, p. 1.

[6] Pour une réfutation de cette théorie dangereuse, voir la thèse du P. Pius Mary Noonan, L’option finale dans la mort. Réalité ou mythe ?, Paris, Téqui, 2016.

[7] Benoît XVI, Lettre encyclique Spe salvi, 30 novembre 2007, no 45.

[8] Benoît XVI, Angélus, 30 septembre 2007.

[9] Jean-Paul II, Audience générale, 4 août 1999.

[10] Thomas d’Aquin, Sum. theol., Ia, q. 19, a. 6, arg. 1.

[11] Cf. Guillaume Cuchet, « Une révolution théologique oubliée. Le triomphe de la thèse du grand nombre des élus dans le discours catholique du XIXe siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle 41 (2010), p. 131-148.

[12] Concile de Trente, 6e session, 13 janvier 1547, Décret sur la justification, chap. 3 (DzH, no 1523).

[13] Catechismus Romanus, 2, 4, 24.

[14] Catéchisme de saint Pie X, Bouère, Dominique Martin Morin, 2004, p. 112.

[15] Henri Rondet, Y a-t-il un enfer ?, Le Puy, sans éditeur, 1943, p. 23.

[16] Bernard Sesboüé, La résurrection et la vie. Petite catéchèse sur les choses de la fin, Paris, Desclée de Brouwer, 2004, p. 163.

[17] Bernhard Lang, art. « Hölle », Neues Handbuch theologischer Grundbegriffe, t. 2, éd. P. Eicher, München, Kösel, 2005, p. 173.

[18] Déplorant la reprise littérale des textes évangéliques sur la damnation dans le Catéchisme de l’Église catholique, Congar ajoute à propos de l’enfer : « Il y en a un auquel je ne crois pas du tout, à savoir celui d’une peine éternelle, complètement vaine puisque n’aboutissant à aucune conversion » (avant-propos du livre de Jean Elluin, Quel enfer ?, Paris, Cerf, 1994, p. 7).

[19] Gustave Martelet, L’au-delà retrouvé. Christologie des fins dernières, Paris, Desclée, 1975, p. 182.

[20] Paul VI, Audience générale, 8 septembre 1971.

[21] Benoît XVI, Homélie au cours des vêpres à Fatima, 12 mai 2010.

[22] Marie Balmary et Daniel Marguerat, Nous irons tous au paradis. Le Jugement dernier en question, Paris, Albin Michel, 2012, p. 23.

[23] Concile de Trente, Décret sur la justification, chap. 16 (DzH, no 1549).

[24] Cf. Christophe J. Kruijen, Peut-on espérer un salut universel ? Étude critique d’une opinion théologique contemporaine concernant la damnation, Paris, Parole et Silence, 2017.