Balthasar et l’enfer : une critique – Mgr Christophe J. Kruijen (La Nef 352, 11/2022)
Balthasar et l’enfer : une critique
1. L’opinion de von Balthasar
Dans le cadre de sa théologie du samedi saint, H. U. von Balthasar a développé la thèse selon laquelle il serait possible d’espérer qu’aucun homme ne soit damné, quoique personne ne puisse affirmer qu’il en sera bien ainsi[1].
Les arguments avancés pour étayer cette opinion peuvent être résumés comme suit. Primo, l’Écriture comporterait deux lignes d’affirmations : l’une parle d’une séparation entre sauvés et réprouvés, l’autre laisse entrevoir un salut universel. Secundo, beaucoup d’auteurs – Pères, théologiens, mystiques – auraient cultivé l’espérance d’un salut universel. Mais l’argument décisif demeure la Passion du Christ prolongée par sa descente aux enfers, qui seraient la manifestation de l’éloignement infini entre le Père et le Fils sur le plan trinitaire. Ainsi, tout éloignement possible entre les pécheurs et Dieu, et donc l’enfer lui-même, sont englobés dans la distance toujours plus grande entre le Père et le Fils. L’enfer n’est donc ni une simple menace ni une simple possibilité, car le Christ, et lui seul, l’a éprouvé comme abandon de Dieu indépassable. D’où une réinterprétation radicale de l’enfer : de lieu de châtiment des pécheurs, il devient « latrines du monde » d’où sont évacués les péchés en soi séparés des pécheurs.
2. Critique
Pour ce qui est de l’Écriture, Balthasar admet que Jésus a toujours parlé d’un jugement à deux issues. Saint Paul n’a pas dit autre chose, ne serait-ce que parce que le salut est pour lui inconcevable sans la foi au Christ que tous ne possèdent pas (2 Th 3, 2). Paul affirme par ailleurs que beaucoup se conduisent en ennemis de la croix et que leur fin sera la perdition (Ph 3, 18-19).
Ensuite, parmi les théologiens de l’antiquité chrétienne ou postérieurs, aucun n’a soutenu la position dite de l’espérance pour tous. Celle-ci diffère de la théorie de la restitution universelle ou apocatastase défendue par certains auteurs à partir de prémisses philosophico-cosmologiques étrangères à celles des auteurs contemporains. Concernant les auteurs spirituels et mystiques, excepté un texte isolé d’Edith Stein antérieur à son baptême et Adrienne von Speyr, l’espérance d’un salut universel n’est nullement défendue par une « nuée de témoins » et Balthasar admet que plusieurs des auteurs qu’il avance étaient en réalité convaincus de l’existence de réprouvés. De fait, Thérèse de Lisieux, que Balthasar cite de manière tronquée, croyait que les âmes « se perdent comme des flocons de neige » (Lettre à Céline, 14 juillet 1889).
Quant à la théologie du samedi saint, elle est pour le moins problématique. Balthasar écrit ainsi que « la descente d’un seul dans l’abîme devient l’ascension de tous, hors du même abîme ». Or, la compréhension normale de ce passage correspond à une proposition hérétique condamnée par le concile de Rome en 745 (cf. CÉC 633). Il est également contraire à la doctrine catholique de soutenir que le Christ a connu l’état de réprobation. À dire vrai, la pensée de Balthasar est marquée ici par sa rencontre avec A. von Speyr et l’on ne peut que regretter qu’il ne se soit pas interrogé sur l’authenticité des expériences mystiques et les spéculations de sa dirigée, comme celles à propos les « effigies » que les pécheurs laisseraient en enfer. On comprend alors que l’on a pu conclure que « le manque total de fondements bibliques et traditionnels fait la faiblesse d’une théorie qui ne repose que sur l’interprétation d’une expérience »[2].
Enfin, la position balthasarienne présume que l’Église n’a rien défini au sujet de l’existence de damnés. Or n’est pas seulement de foi ce qui a été défini comme tel. Ainsi, l’existence de Satan n’a jamais été définie, et pourtant sa négation serait contraire à la foi. En réalité, beaucoup de textes magistériels présupposent qu’il y a des réprouvés, par exemple la définition de Latran IV : « Tous ressusciteront […] pour recevoir […], les uns un châtiment sans fin avec le diable, les autres une gloire éternelle avec le Christ. » D’ailleurs, même le Catéchisme de l’Église catholique parle à deux reprises des « damnés » sans employer le conditionnel (CÉC 633 ; 1031). Le pourrait-il si l’Église ignorait jusqu’à leur existence ?
Mgr Christophe J. Kruijen
[1] Pour une analyse approfondie à ce sujet, voir Christophe J. Kruijen, Peut-on espérer un salut universel ? Étude critique d’une opinion théologique contemporaine concernant la damnation, Paris, Parole et Silence, 2017, p. 65-158.
[2] Jean-Yves Lacoste (dir.), Histoire de la théologie, Paris, Seuil, 2009, p. 449.