Res Novæ – mai 2022
Le centre mou. Les réseaux français du cardinal Ouellet
Les forces « de progrès » catholiques ont toujours eu une étonnante capacité à susciter au sein des forces « de réaction » qui s’opposent à elles, le développement de milieux intermédiaires, centristes,qui font tout leur possible pour amollir et stériliser la dangerosité de cette réaction en la contrant au nom de la modération, de la responsabilité, de la transaction dans un but d’efficacité.
A vrai dire, ce phénomène du centre mou relève de la psychologie catho-libérale, caractérisée par une mauvaise conscience vis-à-vis du progressisme : les catho-centristes veulent toujours se démarquer des « intégristes », dont les « excès » excusent et même expliquent selon eux ceux des progressistes ; et, par ailleurs, ils reprennent pour une part la pensée de ces derniers, en estimant qu’en se mettant de leur côté ils pourront les influencer.
Le conclave de 2013, ou le suicide des ratzinguériens
Le cardinal Marc Ouellet, Québécois, 77 ans, de la Compagnie de Saint-Sulpice, ancien archevêque de Québec et primat du Canada, fut appelé à Rome en 2010 aux postes de confiance de Préfet de la Congrégation pour les Évêques et de Président de la Commission pour l’Amérique latine (Marc Ouellet avait enseigné, comme sulpicien, dans un séminaire colombien), Benoît XVI ayant toujours fait de la lutte contre la théologie de la libération une priorité. Cela resserra ses liens avec le cardinal Bergoglio, archevêque de Buenos Aires, dont il ne faut jamais oublier que la carrière fut portée par sa réputation de persécuté par le P. Arrupe, supérieur général très progressiste de la Compagnie de Jésus.
Marc Ouellet, défenseur courageux de la vie dans un Canada qui se sécularisait à l’extrême, tenant de nombreux discours sur la reconstruction de la catéchèse et le respect des traditions, était considéré comme un ratzinguérien pur jus. Il avait il est vrai – mais est-ce contradictoire ? – demandé pardon en quittant le Canada à ceux qu’il avait pu offenser par ses prises de positions.
Marc Ouellet supportait fort mal Angelo Scola, dauphin de Benoît XVI, qui avait successivement occupé les deux sièges les plus prestigieux d’Italie, Venise puis Milan, et qui était surtout la tête morale du mouvement démocrate-chrétien de tendance identitaire, Comunione e Liberazione, fondé par don Luigi Giussani. Le cardinal Ouellet crut, lors du conclave de 2013, incarner contre l’archevêque de Milan une continuité ratzinguérienne douce, pour ne pas dire molle. Rien ne prouve d’ailleurs que Scola eût incarné une continuité plus « dure », même si, le Pape Scola – Benoît XVII, prévoyait-on – eût mené, en revanche, une vraie réforme de rationalisation et de modernisation de la machine curiale pour lui donner une plus grande efficacité.
En fait, les manœuvres orchestrées pendant les Congrégations générales en faveur de Jorge Bergoglio s’avérèrent très payantes pour ceux qui voulaient tourner la page Ratzinger. À la sortie du conclave qui avait élu le cardinal Bergoglio, des rumeurs couraient sur le scénario qui s’y était déroulé. Les ratzinguériens se seraient auto-démolis au moyen du duel Scola/Ouellet : Scola, n’aurait eu que 33 voix au 1er tour, talonné par Ouellet, dont les voix furent invitées à se reporter sur Jorge Bergoglio et non sur Angelo Scola. En effet, le cardinal Ouellet – rumeur confirmée par quelques sibyllines déclarations de sa part – s’était vu annoncer la charge de Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi. Promesse non tenue : sans être jamais en disgrâce, le cardinal Ouellet est toujours resté un personnage secondaire dans le pontificat bergoglien, y compris pour les nominations épiscopales importantes sur lesquelles le Secrétaire de la Congrégation, Mgr Ilson de Jesus Montanari, a assurément un poids plus considérable. Il est vrai que celles du Cardinal, et cela depuis son accession à la tête de la Congrégation, ont toujours été du genre : « surtout pas de bruit, surtout pas de vagues.»
Le balthasarien
Si Marc Ouellet, se qualifiait jadis de théologien favorable à une herméneutique « de réforme dans la continuité » et non « de rupture », il a toujours été tout le contraire d’un thomiste : c’est un disciple enthousiaste de Hans Urs Von Balthasar, dont l’évêque de Fribourg-Genève disait plaisamment : « Il était peut-être chrétien, mais sûrement pas catholique ». Il est ainsi très lié avec les prélats balthasariens français, au premier rang desquels est le cardinal Philippe Barbarin qui, lorsqu’il était curé de Boissy-Saint-Léger, animait un actif et discret laboratoire d’idées théologico-réformatrices. Du même profil, conservateur ma non troppo, Pascal Roland, qui succéda à son ami Philippe Barbarin sur le siège de Moulins, puis fut transféré au siège de Bellay-Ars, pour succéder à Mgr Guy Bagnard, fondateur d’un séminaire et d’une société de prêtres clergyman strict. Ou encore, le P. Georges Colomb, ancien supérieur général des Missions étrangères de Paris, qui avait redonné vie au séminaire des MEP avant de devenir évêque de La Rochelle. Et puis aussi, plus jeune d’une génération, Dom Jean-Charles Nault, abbé bénédictin de Saint-Wandrille, la plus « classique » des abbayes de la Congrégation de Solesmes, où le cardinal Ouellet est comme chez lui, qui abrite désormais le cercle théologique Barbarin vénérant Hans Urs von Balthasar.
En 2012, avant Amoris lætitia, sous Benoît XVI,le cardinal Ouellet avait, dans un livre d’entretiens globalement dans la ligne des réflexions du groupe Barbarin, ouvert la voie, de manière significative, à une recherche d’un compromis en matière d’accueil sacramentel des divorcés « remariés » : « Les personnes peuvent retrouver l’état de grâce devant Dieu, y expliquait-il, même dans le cas d’une limite objective d’un mariage qui fut un échec, lorsque se noue une nouvelle union qui est peut-être la bonne mais pour laquelle il n’est pas possible d’établir que le premier mariage est nul[1] ».
L’influence, en quelque sorte seconde, du Préfet de la Congrégation pour les Évêques, s’est notamment manifestée dans trois affaires récentes.
L’une, dont on ne saurait que se réjouir, est celle de la nomination, le 9 mars dernier, de Mgr Jean-Philippe Nault, frère de l’abbé de Saint-Wandrille, à l’évêché de Nice, fort bonne personne d’esprit classique, qui a su conduire une certaine reprise des vocations à Digne, dont il était précédemment l’évêque.
En revanche, ses interventions lors des réunions inter-dicastères au cours desquelles a été discuté ce qui est devenu le motu proprio Traditionis custodes ont été étonnamment hostiles à la liturgie traditionnelle.
Et puis, il faut évoquer son intervention dans la crise d’une congrégation enseignante traditionnelle, celles de dominicaines du Saint-Esprit, dont la maison mère se trouve à Pontcallec, dans le diocèse de Vannes, en Bretagne. Sans entrer dans le détail d’une affaire complexe[2], le cardinal Ouellet, lié à l’une des religieuses de la communauté, la Mère Marie de l’Assomption d’Arvieu, s’est fait désigner par le pape François comme visiteur canonique, assisté de Dom Jean-Charles Nault, et de la Mère Emmanuelle Desjobert, abbesse cistercienne de Sainte-Marie de Boulaur, couvent de même température que Saint-Wandrille (liturgie Paul VI en latin, et non liturgie traditionnelle comme à Pontcallec). La visite canonique a balayé les résultats d’une visite canonique précédente diligentée sous le pape Benoît XVI, et jugée par Marc Ouellet trop favorable à la part la plus traditionnelle de la communauté : concrètement, le cardinal a, de manière passablement violente banni définitivement de l’état religieux la Mère Marie-Ferréol, poussé d’autres au départ, réduit au silence leur compagnes de même tendance, et fait nommer comme assistant de la communauté, le P. Henry Donneaud dominicain de la province de Toulouse qui est, avec la Mère d’Arvieu, membre du comité de rédaction de La Revue thomiste.
Il faut ajouter que la Mère d’Arvieu, professeur de philosophie, a publié sa thèse de doctorat sur Nature et grâce chez Saint Thomas d’Aquin. L’homme capable de Dieu, avec une préface du Cardinal Ouellet[3], laquelle se propose de réhabiliter les thèses d’Henri de Lubac, contre la tendance à reprendre, sur les rapports nature/grâce, la position du commentateur majeur de saint Thomas, Cajetan, estimée par la Mère Marie de l’Assomption structurante de la pensée traditionaliste[4].
Un conservatisme thermostatique
En novembre 2020, le cardinal Ouellet a fondé le Centre de Recherche d’Anthropologie et des Vocations, avec entre autres dans le comité scientifique, la Mère d’Arvieu et l’abbé Vincent Siret, prêtre de la Société Jean-Marie Vianney, recteur du Séminaire Pontifical Français à Rome. Ce Centre de Recherche a organisé un symposium, dans la salle d’audience du Vatican, le 17 février dernier, sur le thème des vocations sacerdotales (« Pour une théologie fondamentale du sacerdoce »), et dont les railleurs prétendaient qu’il était surtout destiné à favoriser les vocations épiscopales des membres de la Société Jean-Marie Vianney. Le symposium a été ouvert par un discours fleuve du Pape François, dans lequel il disait, sans plus : « Le célibat est un don que l’Église latine conserve ».
Partisan d’une herméneutique « de réforme dans la continuité », disions-nous en commençant du cardinal Ouellet, ce qui peut s’étendre à tous ses réseaux. De réforme certes, mais sans exagération dans la continuité … C’est-à-dire en jouant systématiquement le rôle d’éteignoir vis-à-vis de tout et de tous ceux qui pourraient pousser à de sérieuses remises en question du cocon conciliaire. Ils sont réglés pour la critique du progressisme (nous empruntons sans vergogne la parabole à un théologien espagnol ultra-progressiste, aujourd’hui décédé, José María González Ruiz) comme des appareils de chauffage qui programmés à l’avance pour que leur température ne dépasse pas un certain échauffement. Ils peuvent ainsi donner l’illusion d’une volonté décidée d’involution. Mais on entend bien vite le « clic » du thermostat, qui montre qu’ils sont au bout du programme conservateur et n’iront pas au-delà.
Abbé Claude Barthe
[1] http://www.lavie.fr/religion/catholicisme/le-credo-du-cardinal-ouellet-14-06-2012-28455_16.php. Actualité et avenir du Concile œcuménique Vatican II (entretiens avec le Père Geoffroy de la Tousche), L’Échelle de Jacob, 2012.
[2] Voir : « Tempête chez les Dominicaines du Saint-Esprit », enquête de Jeanne Smits, et en réponse : « Note des Dominicaines du Saint-Esprit », dans L’Homme nouveau, 7 mai 2021.
[3] Parole et Silence, collection « Bibliothèque de la Revue thomiste », 2020.
[4] Une recension particulièrement critique de cette thèse, rédigée par Iacobo Costa, un des meilleurs spécialistes des textes thomistes, archiviste de la Commission Léonine, a été publiée dans le Bulletin d’Histoire des Doctrines médiévales 2021/1 Tome 105, pp. 142-147.
L’époque des rites tristes
Manuel Belli, prêtre du diocèse de Bergame, enseignant en théologie sacramentaire, s’interroge dans L’epoca dei riti tristi[1]sur la désertion des assemblées eucharistiques, spécialement par les jeunes. Titre s’inspirant du livre de deux psychanalystes, Michel Benasayag et Gérard Schmit, Les passions tristes. Souffrance psychique et crise sociale[2] – en italien L’epoca delle passioni tristi[3] – à propos du nombre croissant de jeunes en souffrance psychique, au sein d’une époque submergée par une tristesse qui traverse toutes les couches sociales.
Suivent, chez M. Belli, de chapitre en chapitre, une série de constats très pessimistes : la logique du manger minimal au fast food ou au contraire de la boulimie inconsidérée qui déteint sur l’Eucharistie ; il y a une crise de la festivité dominicale ; le rituel catholique a perdu la bataille devant les sorcières d’Halloween ; la liturgie est perçue d’abord comme une satisfaction de soi, un moyen de développement personnel ; la piètre musique liturgique est seulement consommée ; les discussions sur la présence publique de crèches de Noël et de crucifix montrent qu’ils sont réduits à des systèmes de valeurs ; et ainsi de suite, avec un chapitre sur l’application Tinder (application de rencontre amoureuses) comparée à la conception chrétienne de l’amour.
L’auteur se risque à des « notes provisoires » pour rendre les rituels plus heureux. Le moins qu’on puisse dire est qu’il est peu convaincant : de petites recettes données au fil des chapitres, comme par exemple, dans une messe pour enfants, fabriquer avec eux le pain, leur faire inventer un cantique ; ou encore, capter la bougeotte de la génération présente en retrouvant le sens de la procession. L’auteur caresse le projet mal définit d’une « catéchèse expérientielle », qui dépasserait la pure doctrine sans cependant l’oublier…
Manuel Belli avait d’entrée écarté les « extrêmes », les messes dont le prêtre se pare d’un nez de clown, ou le retour à la messe en latin. Notons au passage que, si M. Belli constate que les jeunes sont peu attirés par les rites de la messe de leur paroisse, les évêques de France, dans leurs réponses à l’enquête de la CDF sur la messe traditionnelle, remarquent au contraire – sans plaisir – que les jeunes sont très attirés (« fascinés ») par cette liturgie ancienne.
Avec Manuel Belli, on est au pays des anthropologues néo-bugninistes, au degré zéro de la science liturgique, On ne trouvera dans ses propos ni réflexion systématique sur la nature du rite liturgique, ni sur sa fonction comme voile et manifestation du divin, ou encore sur son histoire et son caractère intrinsèquement traditionnel : il est ressenti par les fidèles comme véhiculant ce qui a été reçu depuis le commencement. Ses propos sont en revanche très intéressants par le constat qu’ils établissent : le rituel catholique aujourd’hui, et surtout d’aujourd’hui, ne « fonctionne » plus : il est considéré comme ennuyeux, imprégné qu’il est de l’ennui universel.
Mais le critère même de Manuel Belli, celui de la tristesse à écarter, est très significatif de l’impasse dans laquelle se trouvent ceux qui comme lui veulent revivifier la réforme. Pourquoi d’ailleurs le rite devrait-il être « joyeux » ? La mort, le sacrifice, la pénitence, sont tristes par nature, et la joie surnaturelle se dégage en fait du tragique de la Croix.
Mais il est bien vrai que nous sommes à l’époque des « passions tristes », que l’offre liturgique contemporaine n’arrive pas à concurrencer : Manuel Belli dresse un bilan parmi tant d’autres de l’échec de la réforme liturgique. Il ne songe cependant pas une seconde à s’en évader, démontrant, par le constat qu’il fait, qu’elle souffre d’être trop moderne, et par les solutions qu’il propose, qu’il ne sait imaginer que des bricolages internes à la modernité pour y remédier. Plus tristes encore que les rites, et même désespérants, sont ainsi les enseignements de liturgie, qui se donnent, comme le fait Manuel Belli, dans les séminaires et les athénées pontificaux.
Don Pio Pace
[1] Queriniana, 2021.
[2] La Découverte, 2006.
[3] Feltrinelli, 2013.
Le cardinal Erdö et le catholicisme de la Mitteleuropa
Le cardinal Péter Erdő, 70 ans le 25 juin, est archevêque d’Esztergom-Budapest et primat de Hongrie. Polyglotte, canoniste de formation, administrateur vigoureux, il est considéré comme une figure éminente, quoique discrète et presque timide, de la tendance « néo-conservatrice » au sein du Sacré Collège. C’est un bon représentant des dirigeants des Églises de l’Est de l’Europe opprimées sous la dictature soviétique.
Avec fort peu de sympathie, Andrea Riccardi, fondateur de la Communauté de Sant‘Egidio, présente dans son livre La Chiesa bruscia [1],le thème de la nation lié au catholicisme, qu’elles cultivent volontiers, comme une résurgence d’un national-catholicisme suspect. Il estime que c’est à tort que les Églises de Pologne, de Hongrie, se réclament d’une « théologie de la nation », prônée par Jean-Paul II fort de son expérience polonaise de sortie du communisme, car ce pape était très ouvert sur les questions migratoires et le « bien commun mondial ».
Quoi qu’il en soit, le chef de l’Église magyare s’est montré en phase avec la position d’opposition aux invasions migratoires du premier ministre Viktor Orbán, même s’il a pris le soin de rassurer le pape François sur sa fidélité. Celle-ci est clairement une fidélité dans la différence, comme on avait pu le voir lors de l’assemblée du Synode sur la Famille de 2015, où Péter Erdő avait défendu la position morale traditionnelle : la sortie du péché d’adultère conditionne l’accès à l’absolution sacramentelle et à l’Eucharistie.
Il y a ainsi osmose entre les prises de position en faveur de la famille des épiscopats de Pologne, de Hongrie, et les politiques de refondation traditionnelle qu’appliquent les gouvernements de ces pays : morale familiale, enseignement du catéchisme à l’école. On est dans l’Europe du groupe de Visegrád (Pologne, Hongrie, Slovaquie, Tchéquie), avec aussi la Slovénie de Janez Janša, proche de Viktor Orbán (mais Janša vient de perdre les élections), très opposée à l’accueil des vagues de migration prêtes à se déverser sur elle.
Une Europe différente dont l’Ukraine est proche. Un épisode intéressant, au sein des évènements très complexes d’interprétation de la guerre en Ukraine, a été la visite à Kiev, le 15 mars 2022, des premiers ministres de Pologne, de Slovénie, de République tchèque et de Hongrie (celui-ci, Orbán, s’étant fait remplacer par le vice-premier ministre de Pologne, Jaroslaw Kaczynski, chef du parti au pouvoir en Pologne). Cette visite, faite théoriquement au nom de l’Union européenne pour assurer les Ukrainiens de son soutien, pourrait bien avoir été un jalon posé pour ramener l’Ukraine d’après la guerre dans le groupe des démocraties illibérales de l’Est, face aux démocraties très libérales de l’Ouest.
Or en Ukraine aussi, comme en Pologne ou en Hongrie, l’Église est, si l’on veut, « illibérale ». L’Église gréco-catholique regroupe la majeure partie des catholiques ukrainiens, et représente 8% de la population du pays. Cette Église conserve le souvenir très vif des nombreux martyrs qui l’ont illustrée sous le régime communiste[2]. Le grand témoin de cette époque terrible et glorieuse fut Josyf Slipyi, fait cardinal in pectore (en secret) par Pie XII, il resta à la tête de l’Église gréco-catholique ukrainienne durant quarante ans, dont dix-huit en camp et prison. Il finit ses jours à Rome, où il eut des rapports parfois tendus avec Paul VI dont il jugeait l’Ostpolitik trop accommodante pour le pouvoir communiste. En 1977, il manifesta son indépendance en consacrant, selon le droit de son Église, des évêques sans mandat pontifical, (au nombre desquels le futur cardinal Husar qui devint ensuite son deuxième successeur comme archevêque majeur, après le cardinal Lubachivsky,). Son troisième successeur est Sa Béatitude Sviatoslav Chevtchouk, archevêque majeur de Kiev et de Galicie, 52 ans, originaire de la Galicie jadis austro-hongroise, comme le fut Karol Wojtyla. Il dirige ainsi aujourd’hui la plus importante des Églises orientales unies à Rome, avec six millions de fidèles. À la tête de la plus grosse Église non latine, il est en quelque sorte le deuxième hiérarque de l’Église universelle après le pape (bien que loin derrière, bien entendu, par le nombre de ses fidèles). S’il n’est pas patriarche, c’est que Rome y répugne pour ne pas froisser les Églises orthodoxes, et s’il n’est pas cardinal c’est parce ses positions morales (et généralement ecclésiales) on ne peut plus traditionnelles sont notoirement distinctes de celles d’Amoris lætitia.
Il faut ajouter que ces préoccupations morales, qui caractérisent le catholicisme des pays de l’Est, convergent sur certaines questions, par exemple la lutte contre la légalisation du « mariage » homosexuel, avec celles du patriarcat orthodoxe de Moscou. On se souvient de l’étonnante rencontre organisée à Cuba en février 2016 pour le pape François et le patriarche Cyrill, qui prête par ailleurs le flanc à bien des critiques, afin d’intensifier les relations entre Rome et Moscou. En effet, de nombreuses voix orthodoxes prônent un œcuménisme en quelque sorte civilisationnel, de résistance à l’ultra-libéralisme de la culture occidentale. Et la guerre d’aujourd’hui n’abolit pas une communauté de vue des chrétiens de l’Est contre les menaces que représente cet ultralibéralisme vis-à-vis des bases morales de la vie sociale et familiale, et contre la discrimination qu’il opère à l’encontre des chrétiens dans la société moderne.
Dans ce contexte, le cardinal Péter Erdő, qui a été par ailleurs président du Conseil des Conférences épiscopales européennes (CCEE) en 2006, est un prélat qui devrait compter après l’achèvement du présent pontificat.
Don Pio Pace
[1] Laterza, 2021.
[2] Voir : Persécutés pour la vérité. Les Gréco-catholiques ukrainiens derrière le rideau de fer, Université catholique d’Ukraine, Lviv, 2018.